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entrait, on jetait vite une couverture, et l’on se couchait sur l’orifice de ce puits, creusé en grande partie pendant la nuit.

Le capitaine Grenouille avait résolu une immense difficulté avant d’entreprendre cet admirable travail de creusement, une difficulté où était venue s’émousser et mourir l’énergie de tous ceux qui, avant lui, avaient eu la pensée, d’ailleurs fort commune, de s’évader en tentant le percement d’une voie souterraine. La difficulté était celle-ci : Comment se débarrasser de la terre enlevée en faisant un trou si grand, et où la mettre cette terre ?

Deux fois par jour les prisonniers se rendaient dans ce préau si fatal aux trois chiens de l’inspecteur des prisons ; deux fois par jour, avant de s’y rendre, le capitaine Grenouille et ses dix complices versaient la terre dans leurs poches, et lorsqu’ils étaient assis l’un près de l’autre dans la cour, ils la laissaient couler peu à peu et la tassaient avec leurs mains. Ils allaient ensuite plus loin et ils recommençaient leur distribution, évitant d’être toujours ensemble.

Six mois de peine furent employés à ce travail, bien souvent sur le point d’être découvert. Enfin une nuit d’hiver, nébuleuse et glacée, les onze prisonniers s’évadèrent de la prison de Plymouth et atteignirent sans péril les bords de la mer où les attendait un pêcheur anglais qui les transporta sur les côtes de France. Après leur évasion seulement, on remarqua que le terrain de la cour où ils venaient chaque jour se promener deux fois s’était exhaussé de trois pieds. Ces trois pieds d’élévation étaient le total des poignées de terre versées par eux grain à grain lorsqu’ils creusaient leur trou.

Depuis trois ans, le capitaine n’avait revu ses chers pommiers de Normandie qui avaient fleuri trois fois ; ses foins, ses blés l’attendaient aussi ; on lui rendit des comptes exacts. Il se trouva très riche, il aurait pu être heureux avec les revenus amassés dont il entra en possession. On le pressait de se marier, la fin la plus honnête que les braves gens et les corsaires doivent s’empresser de faire. Non ! dit-il, non ! j’ai encore une toute petite affaire à régler avant de songer au repos. Il pensait au tour que lui avait joué le maudit capitaine Gueux, et la colère est comme le café ; il faut servir chaud, si l’on tient à ne pas perdre l’arôme. Il quitta donc son village, ses moulins à cidre, ses amis, la famille dans laquelle il avait choisi une femme ; il régla enfin tous ses intérêts d’argent et de cœur, déposa son testament chez le notaire de l’endroit, et il se rendit à Brest. On était au commencement de l’année 1814. Le capitaine Grenouille