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LE CAPITAINE GUEUX.

Plus le corsaire approchait du but où il tendait, et plus il riait du flegme de ce bonhomme de bâtiment qu’on chargerait le mousse d’aller reconnaître. Il ne bougeait pas plus qu’une île. Les plaisanteries ne tarissaient pas. — C’est peut-être une baleine endormie, peut-être une grosse tortue ; nous la mangerons à dîner. — Nous serions pourtant bien attrapés si c’était un vaisseau de la compagnie des Indes, bourré de thé, — le thé, ne plaisantons pas, se vend 100 francs la livre en France, ou de cannelle, — la cannelle s’achète au poids de l’or maintenant. Pendant le cours ironique de tous ces propos où brillait l’esprit particulier aux corsaires, la Grenouille glissait à pleines voiles par un bon vent largue et une mer unie sur le vaisseau déjà coulé bas à coups d’épigrammes. Son attitude n’avait pas changé. Quoique ses voiles gonflassent, il semblait ne pas remuer, tant le corsaire courait rapidement sur lui. Le corsaire cargua sa brigantine, car, en vérité, c’était pitié de chercher à atteindre cette masse autrement que par le simple élan déjà communiqué à la quille. — Je ne vois sur le pont qu’un chien et un matelot en bonnet de coton, s’écria le capitaine, quand il fut à un simple jet de pierre du bâtiment. Ohé ! cria Grenouille dans le fond de sa trompette marine ; ohé ! de vous deux, s’il vous plaît, quel est le capitaine ?

— C’est moi qui suis le capitaine, lui cria l’homme en bonnet de coton, moi, le capitaine Gueux. — Et huit pièces de canon et cent mousquets tirèrent à la fois sur le corsaire, dont le pont fut à l’instant même couvert de sang et d’éclats de bois. Attaqué de si près, à bout portant, toute résistance était impossible. Ceux des matelots qui n’étaient pas morts étaient blessés, ceux qui n’étaient pas blessés avaient perdu toute présence d’esprit. Une seconde décharge à mitraille fit raison de ces derniers. Le capitaine Grenouille n’eut pas la douleur de se rendre. Une balle de fer qui lui était entrée dans l’œil gauche l’avait étendu sans connaissance sur le pont.

Il ne rouvrit l’œil droit que dans la prison de Plymouth. Il était prisonnier des Anglais.

Son premier mot, en posant d’une manière expressive un doigt de sa main droite sous le seul œil qui lui restât, fut celui-ci, prononcé en bon normand :

— Je pardonne au marin, c’est un brave ! mais l’associé me le paiera. Non, je ne lui pardonne point.

Parmi les prisonniers français devenus célèbres par leurs efforts, leur adresse, leur patience dans la recherche des moyens de sortir de leurs cachots, séjour véritablement horrible, le capitaine Gre-