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haine de deux nations qui s’abhorrent, et qui seront toujours ennemies, quoi qu’on fasse ? Par quel côté allaient-ils se dévorer ?

Comme à un signal exactement obéi, le feu des deux corsaires cessa. Le capitaine Gueux et le capitaine Grenouille employèrent cette minute de trêve à une méditation d’une parfaite similitude. Ce que l’un se dit, l’autre se le dit, et voici ce que chacun des deux pensa :

— Si j’abandonne ma prise pour me battre avec le corsaire ennemi, la prise profitera de l’occasion et s’en ira. Le bâtiment dont j’ai à soutenir le pavillon s’en ira également, je le sais ; mais quoi ! j’aurai risqué de perdre mon navire pour en sauver un, au cas toutefois où je serai vainqueur, qui ne couvrira pas mes frais d’avarie ?

Raisonnement très juste et à la taille des corsaires, qui préféreront toujours prendre un bâtiment ennemi que d’en sauver un de leur nation. Le mieux, réfléchirent-ils, est de considérer le coup comme nul, et de n’avoir pas l’air de s’être vus.

Afin de s’assurer que le capitaine Grenouille partageait son avis, le capitaine Gueux fit avec beaucoup de circonspection l’essai d’une manœuvre significative. Il abandonna le travers du brick français, sa prise un instant auparavant assurée, et il tira au large ; au moment même, voyant cela, le capitaine Grenouille exécuta une manœuvre semblable, en sorte que les deux corsaires s’éloignèrent d’un commun mouvement de leur double capture, pour faire voile dans une direction contraire. De part et d’autre, il y avait jusque-là intelligence et bonne foi parfaites ; mais, à un quart de lieue d’éloignement, l’Anglais décrivit une courbe, dont la pointe, en se prolongeant, devait finir par passer dans le plan du corsaire français. Celui-ci mit aussitôt en panne, découvrit ses batteries et attendit. Il se repent, se dit-il. À tout pécheur miséricorde. Canonniers, à vos pièces !

Quand les deux corsaires furent à portée de pistolet, la Faim mit à la mer une embarcation où le capitaine Gueux descendit avec un seul matelot. — Ce n’est qu’une simple explication, pensa le capitaine Grenouille ; on ne sera pas en reste avec lui : la yole à la mer ! cria-t-il.

La yole et l’embarcation furent bientôt bord à bord, et les deux capitaines parlementèrent.

Il serait trop naïf d’expliquer comment ils se comprirent, l’un Anglais de nation, l’autre Français ; la guerre, on le sait, avait familiarisé entre les habitans des côtes de la Manche, de l’un et l’autre côté du détroit, une langue mixte plus que suffisante aux relations.