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LE CAPITAINE GUEUX.

rait maintenant sur quelque inoffensif bâtiment de commerce, c’était de se procurer, avec le fruit de la victoire, un petit moulin à cidre, quelque carré de foin, une dizaine de belles vaches. Ces pensées doublaient sa témérité ; un corsaire économe doit être un terrible phénomène. Le capitaine Grenouille était ce phénomène.

Il n’était pas écrit que cette belle prospérité suivrait un cours régulier jusqu’à la fin. Nous n’étions pas la seule nation qui armât des corsaires. Les Anglais en lançaient beaucoup sur nos côtes. Parmi les corsaires anglais qui donnaient le plus de mauvaises nuits à nos négocians bretons, on en distinguait un dont le nom a mérité de rester lié dans les souvenirs contemporains à celui du capitaine Grenouille. Malheureusement ce nom n’est qu’un sobriquet comme celui de notre capitaine, dont le nom réel nous a été du moins révélé. Le sobriquet du corsaire anglais correspondait parfaitement au nom de la goëlette qu’il commandait. C’était la goëlette la Faim (Hunger)), capitaine Gueux.

Si les corsaires français n’étaient pas brillans sous le double rapport des mœurs et de la discipline, ils ne méritaient pas moins d’échapper à toute comparaison avec les corsaires anglais, dont les équipages offraient l’assemblage bizarre, discordant, d’hommes peu faits pour se rencontrer, quoique dignes les uns des autres. Il est établi que tout Anglais est marin, paradoxe auquel la Grande-Bretagne et l’Amérique doivent l’avantage d’être les deux nations qui comptent annuellement le plus de vaisseaux naufragés. Aussi l’équipage d’un corsaire anglais se composait de contrebandiers, de voleurs, de joueurs ruinés, de banqueroutiers, mêlés de quelques véritables marins. Le capitaine Gueux lui-même avait été avocat ; mais il est juste de dire qu’il avait quitté d’assez bonne heure cette profession pour qu’elle ne nuisît pas plus tard à sa condition de corsaire. Au contraire, le capitaine Gueux apportait souvent, grâce à ses études du droit, une très remarquable sagacité dans certaines difficultés du métier, ainsi qu’on va le voir bientôt.

On imagine sans peine avec quelle soif de capture ces hommes, rejetés par tous les rangs de la société anglaise, fouillaient les replis de la mer, afin d’y découvrir de l’or ou de quoi en faire. Ils fondaient sur tout ce qu’ils voyaient flotter à sa surface, semblables aux requins qui mangent, qui avalent tout, le bois, les pierres, le fer. Au bâtiment marchand ils enlevaient l’argent monnayé d’abord, puis les vins, les liqueurs, les choses de prix ; au pêcheur, son poisson frais ; aux bâtimens des côtes, le beurre, les œufs, les légumes, les fruits.