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LE CAPITAINE GUEUX.

peu ; les ports en regorgeaient, et ils pourrissaient dans les ports. Jérôme en avisa un d’une physionomie assez heureuse, pas trop vieux, assez pourtant pour affronter la mer avec quelque expérience. C’était une goëlette démesurément longue, pointue comme la tête d’un poisson, et que le pouce d’un enfant faisait balancer rien qu’en s’appuyant un peu le long du bord. Il traita sans peine avec le propriétaire, pauvre armateur ruiné par la guerre ; il eut la goëlette pour moins de 15,000 francs. Pendant qu’il s’occupait d’avoir une lettre de marque, c’est-à-dire le titre légal pour être corsaire et non pirate, il fit raser la goëlette, déjà fort peu élevée au-dessus de l’eau, descendre le pont d’un demi-pied, et changer le système de mâture. La goëlette, en perdant un mât et son niveau, devint un cutter, un vaisseau d’une coupe prodigieusement élancée, et bien nommé de l’anglais cutter, qui veut dire coupeur. Avec ces sortes de bâtimens, on coupe l’eau, c’est assez exprimer leur foudroyante vitesse.

Cette rapidité fabuleuse donnée au vaisseau de Jérôme Harbour avait les inconvéniens de ses avantages. Même dans un temps calme, le cutter était destiné à filer presque toujours entre deux eaux. Jamais le pont ne serait sec. Il complétait sa construction par une voilure qui effrayait les plus hardis marins. Cette voilure consistait en une seule voile, en une brigantine de la hauteur d’un cinquième étage. Rien qu’à la déployer, le cutter penchait de côté et d’autre au milieu du port comme un berceau. Une si belle pièce d’architecture navale méritait à tous les titres le surnom dont la baptisèrent les marins prudens : ils l’appelèrent, avec une ironie significative, la Grenouille. Ils comptaient que la Grenouille ne tarderait pas à descendre au fond de l’eau. — Soit ! je l’appellerai aussi la Grenouille, s’écria Jérôme Harbour. Et il fit écrire à l’arrière du cutter, en grosses lettres blanches sur un fond noir : la Grenouille ; au beaupré une grenouille fut sculptée et peinte en beau vert ; lui-même, Jérôme Harbour, permit qu’on ne le nommât plus que le capitaine Grenouille. Sa lettre de marque était arrivée ; il s’occupa de recruter son équipage.

Chaque époque a ses types particuliers que l’époque suivante brise pour voir les siens brisés à leur tour. La fin de nos démêlés avec l’Angleterre a entraîné la disparition de ces hommes de mer auxquels ressemblent si peu, quoique de la même profession, les marins d’aujourd’hui, et le défaut d’analogie n’est nullement regrettable.

Jérôme Harbour, au courant des bons endroits, alla de taverne