leur intelligence, les plus singulières bévues. On me contait par exemple qu’une espèce de courtier italien, chargé par Abd-el-Kader d’aller lui acheter des fusils en Europe, avait reçu de lui une grosse somme d’argent ; et pour garantir à l’émir son retour, l’Italien lui avait laissé en dépôt deux femmes qui l’accompagnaient, deux aventurières qu’Abd-el-Kader accepta comme un excellent cautionnement, croyant qu’en Europe comme en Orient la femme est la propriété la plus sacrée de l’homme. À ce marché, l’Italien a gagné l’argent qu’il emporte et le gage qu’il laisse.
J’ai parlé avec quelques détails des essais de civilisation faits par Abd-el-Kader pour deux raisons : la première, c’est que nous verrons, en étudiant les moyens de domination des Romains en Afrique, combien le désir des princes numides d’être initiés à la civilisation a aidé à leur soumission ; la seconde raison, c’est que je crois qu’Abd-el-Kader, en cherchant à fonder un état civilisé, loin de devenir plus redoutable pour nous, devient plus faible. Cette infanterie régulière qu’il forme à grand’peine, ces forteresses qu’il bâtit avec d’énormes dépenses ; tout cela sont des prises que nous avons sur lui. Ce que je crains dans Abd-el-Kader, c’est l’Arabe, c’est l’arbitre religieux des tribus, c’est l’apôtre qui prêche la guerre sainte. Ce qui me rassure, c’est le civilisateur européen, c’est l’organisation des impôts réguliers, c’est le novateur dupe. Le sultan Mahmoud s’est perdu par ce système. Le vice-roi d’Égypte n’y a réussi que tant qu’il a eu affaire aux Orientaux, et il a échoué dès qu’il a eu contre lui les Européens. Avant ces exemples récens, les rois numides en Afrique avaient enseigné par leur chute que la civilisation ne recule pas devant ses imitateurs, et qu’elle est toujours plus forte que ceux qui la confrefont.
La première chose que je remarque de la conquête romaine en Afrique, c’est sa marche : les Romains s’avancent de l’est à l’ouest, ils vont des Carthaginois aux Numides et des Numides aux Maures, et, grace à cet ordre de leurs conquêtes, ils vont d’un peuple plus civilisé à un peuple moins civilisé, de manière qu’ils sont plus forts à mesure aussi qu’ils trouvent plus d’obstacles dans leurs ennemis. La défaite de Carthage civilisée aide à la défaite de la Numidie demi-barbare, et la soumission de celle-ci aide à contenir dans l’obéissance la sauvage fierté des Maures. Notre marche en Afrique a été moins régulière et moins avantageuse, car, débarqués à Alger, nous avons eu affaire dès le début aux populations les plus barbares, et nous avons à dompter dans nos commencemens les ennemis que Rome n’a domptés qu’à la fin de sa conquête.