chons-le bien, que pour ceux qui ont fait ces terribles nivellemens, Alexandre, Scipion, César, Napoléon, parce que l’homme se souvient de ce qui l’écrase, et pour ceux qui y ont résisté et qui sont morts avec les lois et la liberté de leur pays, Démosthènes, Annibal, Aratus Philopœmen, pour ceux enfin qui ont mieux aimé périr que s’incliner, quoiqu’il ne manquât pas aussi de gens pour leur dire qu’ils ne s’inclinaient que pour entrer dans la communion de la même civilisation.
La vie d’Abd-el-Kader depuis dix ans représente en miniature ces diverses phases du monde. Il est né et a grandi à l’aide de la civilisation orientale ; il veut vivre et grandir encore à l’aide de la civilisation européenne. C’est le drame de l’humanité resserré dans la vie d’un homme. Fils d’un marabout respecté, c’est par une sorte d’inspiration religieuse que son père l’a désigné aux tribus qui cherchaient un arbitre dans leurs querelles ; car Abd-el-Kader était un de ses derniers enfans. Il est petit, il est maigre, il a l’air faible ; mais c’est un saint, c’est un prophète. Sa vie est pure et rigide ; il a fait le pèlerinage de la Mecque et il en a rapporté une amulette mystérieuse qui l’a sauvé déjà deux fois des mains des Français. C’est là ce qui a fait son autorité. Les tribus n’avaient pas besoin d’un chef militaire ; elles avaient besoin d’un juge et d’un juge inspiré par Dieu. C’est à ce titre seulement qu’elles pouvaient lui obéir. Abd-el-Kader n’a point de tribu particulière qui marche sous son étendart, et même il ne porte pas d’armes et ne combat pas. Il prie et il juge, voilà ses fonctions ; mais c’est là le souverain pouvoir. Chef de tribu, il aurait des rivaux ; prêtre et juge, il n’a que des fidèles et des cliens, tant la religion domine toutes choses en Orient, même la force. C’est donc par la religion et selon les mœurs et les idées orientales qu’Abd-el-Kader s’est élevé. C’est en prêchant la guerre sainte contre les Français, c’est en se faisant l’apôtre et le vengeur du mahométisme, qu’il s’est rendu puissant parmi les siens, redoutable parmi ses ennemis. Dans les commencemens d’Abd-el-Kader, tout est de l’Orient, rien n’est de l’Europe. Mais Abd-el-Kader avait vu la civilisation européenne ; il avait vu quelle force elle donnait à ceux qui la possédaient, et il avait conçu l’idée de s’en servir pour consolider sa puissance. La civilisation orientale l’a fait prêtre souverain ; il veut que la civilisation européenne le fasse roi. Pour cela, il faut une armée régulière et permanente recevant une solde, et qui défende son pouvoir contre les armes des Français et contre la jalousie des chefs de tribus. Pour avoir une armée soldée, il faut des impôts réguliers ; de là la nécessité