Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 26.djvu/430

Cette page a été validée par deux contributeurs.
426
REVUE DES DEUX MONDES.

Venons maintenant au détail des tentatives faites par Abd-el-Kader pour créer une infanterie régulière, et voyons si ces essais de civilisation européenne ont quelque chose de dangereux pour nous.

Abd-el-Kader a élevé sa puissance à l’aide des mœurs et des idées arabes, et il veut la maintenir et l’étendre à l’aide des arts et de la science de l’Europe. Cette tentative est hardie, mais elle est contradictoire. Abd-el-Kader parviendra-t-il à concilier cette contradiction, ou viendra-t-il y échouer et s’y perdre ? C’est une grande question. Quoi qu’il en soit, il y a des choses de l’Europe et de la civilisation qu’il a voulu avoir, et avoir promptement, avec l’impatience de désirs naturelle aux barbares et aux sauvages, et qu’il a eues. Il a une infanterie régulière avec des tambours et de la musique, et cette infanterie manœuvre tant bien que mal à la manière européenne ; il a des ingénieurs, des usines, des fonderies ; mais quelle est la qualité de tout cela ? la civilisation en effet a de nombreux degrés, et il y a une variété infinie dans la qualité des biens qu’elle procure. Tantôt son attirail est un moyen de force et de puissance, tantôt il n’est qu’un vain amusement et une trompeuse apparence, et, disons-le en passant, ce genre de duperie est ordinairement le propre des princes barbares qui, se prenant tout à coup d’une belle passion pour la civilisation, veulent l’imiter sans la connaître. C’est ce qui était arrivé au sultan Mahmoud, qui souhaitait avec une ardeur despotique toutes les merveilles européennes dont il entendait parler, et qu’on satisfaisait par des simagrées ou des miniatures de civilisation dont il ne comprenait pas la fausseté et le ridicule, faute d’avoir vu l’Europe. J’ai souvent entendu comparer le sultan Mahmoud à Pierre-le-Grand, et on mettait les échecs de Mahmoud sur le compte de l’inaptitude et de l’apathie de ses sujets. C’est une grande erreur selon moi. Pierre-le-grand, quand il voulut civiliser la Russie, vint en Europe étudier la civilisation qu’il voulait imiter. Il ne la jugea pas, du fond de son palais, sur des échantillons apportés par des aventuriers ou des charlatans ; il vint la voir, et de cette façon il échappa aux duperies. C’est la grande différence entre Pierre-le-Grand et le sultan Mahmoud, qui n’a connu et n’a emprunté de la civilisation européenne que ses dehors et ses trompe-l’œil, et parmi ces trompe-l’œil je mets sans hésiter la charte elle-même de Gulhané, qui est, pour ainsi dire, une œuvre posthume (et aujourd’hui morte) du sultan Mahmoud.

La réflexion que je viens de faire sur le sultan Mahmoud ne m’éloigne pas d’Abd-el-Kader, car, selon moi, les tentatives de civilisation européenne faites par Abd-el-Kader se rattachent à ce perver-