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L’AFRIQUE SOUS LA DOMINATION FRANÇAISE.

Romains, et ses succès excitèrent la jalousie d’Hannon, son général, qui se plaignait avec colère qu’il lui fallût obéir à Mutinès, à cette moitié d’Africain et de Phénicien, lui général carthaginois, chargé des pouvoirs du sénat et du peuple carthaginois[1]. L’armée d’Annibal était composée d’hommes de races et de langages différens, parce qu’Annibal tenait plus à la bravoure qu’à la pureté de l’origine, et qu’ayant quitté Carthage à neuf ans (il n’y rentra qu’à quarante-cinq ans)[2], il se souciait peu des maximes de gouvernement ou des préjugés de sa patrie. Mutinès était un des représentans de cette armée aventurière. Hannon, plus Carthaginois qu’homme de guerre, et surtout jaloux de Mutinès, lui ôta le commandement des Numides, et Mutinès irrité livra Agrigente aux Romains. Je ne veux faire sur cette histoire qu’une réflexion, c’est que les Carthaginois semblaient avoir, à l’égard de ces Libyphéniciens, nés du mélange des Phéniciens ou Carthaginois et des Africains, et qui étaient pour ainsi dire les mulâtres du pays, le même système que les Turcs d’Alger à l’égard des Coulouglis, qui étaient aussi une race née du mélange des Turcs eux-mêmes avec les femmes arabes. Ils ne les admettaient pas au partage du pouvoir militaire, c’est-à-dire de l’autorité souveraine, persuadés que, par le moyen de cette race intermédiaire, l’autorité passerait bientôt des mains de la race turque aux mains des habitans du pays, et que ce serait la chute du gouvernement des régences barbaresques. L’esprit de corps et l’orgueil de race l’emportait sur l’amour paternel, toujours faible d’ailleurs dans les pays de polygamie. La milice turque d’Alger, pour rester souveraine, excluait ses enfans du pouvoir. L’aristocratie commerçante de Carthage faisait de même à l’égard des Libyphéniciens. Il y avait des deux côtés dans cette exclusion un système politique suivi avec persévérance, parce qu’il reposait sur cette idée de la supériorité et de l’infériorité des races humaines les unes à l’égard des autres, idée fausse assurément mais qui pourtant gouverne encore l’Asie, l’Afrique et l’Amérique, et qui, en Europe même, est le principe des vanités nationales et des vanités aristocratiques.

J’ai parlé de l’or des Carthaginois comme de l’autre de leurs armes contre les Numides. Avec cet or, ils faisaient deux choses : ils leur achetaient des hommes et ils leur achetaient du blé. C’est avec ces soldats mercenaires que les Carthaginois recrutaient leurs armées. S’il

  1. Tite-Live, 25-40.
  2. Polybe, 15-19.