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des villes de la côte, et livrés surtout au soin du commerce et de la navigation, j’aurais été tenté de croire que les Carthaginois s’étaient aussi interdit le droit de posséder des terres en Afrique. La phrase de Polybe contredit cette idée ; les Carthaginois étaient là propriétaires et cultivateurs, ici gouverneurs et percepteurs du tribut ; le tout selon les lieux ; cette organisation était raisonnable et naturelle. En effet, si nous laissons de côté les systèmes opposés des colonisateurs et des anti-colonisateurs, que voyons-nous en Afrique ? Ici des villes qui, placées sur la côte, n’ont autour d’elles qu’une plaine fort étroite entre la mer et les montagnes ; mais cette plaine, elles peuvent aisément la défendre, car elle est à leur portée. Pourquoi donc dans cette plaine les Européens ne seraient-ils pas propriétaires et cultivateurs ? Pourquoi ne pas introduire la propriété et l’agriculture européenne dans le rayon de défense des villes européennes ? Ailleurs, au contraire, les villes sont placées non plus sur la côte, mais au milieu des terres, entourées de toutes parts par la population africaine, et habitées aussi par elle. Si ces villes sont conquises par les Européens, que devront faire les conquérans ? se contenter d’être gouverneurs et de lever le tribut sur la population indigène, en se gardant bien de l’exproprier, car le tribut payé aux étrangers ne blesse que le sentiment national, et ce sentiment est faible dans les pays où il y a des tribus et des familles plutôt qu’il n’y a une nation ; mais l’expropriation blesse chaque famille et chaque individu. Ajoutez qu’isolés entre les indigènes, les colons européens seraient sans cesse exposés ; il faudrait sans cesse les défendre ou les venger. Sachons-le bien : l’expropriation doit amener l’extermination ; il ne faut donc exproprier que dans les lieux où l’extermination est possible. Elle est possible et utile dans le rayon des villes maritimes ; elle est impossible et funeste dans les villes continentales.

Les Carthaginois suivirent cette politique, qui naît, pour ainsi dire, de la nature des choses et des lieux. Autour des villes de la côte, autour de Carthage, ils étaient propriétaires et cultivateurs[1] ; plus loin et dans les provinces de l’intérieur, ils se contentaient de gouverner et de lever des tributs.

Nous avons fait de même en Algérie. Autour d’Alger, les Européens sont propriétaires, car là nous pouvons aisément défendre et

  1. « Suam plebem imbellem in urbe, imbellem in agris esse disaient-ils en tremblant à l’aspect de Scipion qui marchait sur Carthage. Le peuple carthaginois n’était pas habitué à manier les armes, ni dans la ville où il s’occupait de commerce, ni dans la campagne où il s’occupait de la culture des terres. » (Tite-Live, 29-4.)