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mer le genre de son empire. Carthage, nous dit Polybe[1], s’avance du fond du golfe où elle est placée sur une étroite langue de terre et fait une sorte de péninsule, ayant d’un côté la mer, de l’autre un lac qui communique à la mer. L’isthme qui la joint à l’Afrique n’a que trois mille pas de largeur. Cette position péninsulaire détourna naturellement Carthage de l’idée de fonder en Afrique un empire continental.

Enfin l’état de l’Europe occidentale à l’époque où Carthage commença à s’agrandir devait la confirmer encore dans l’idée de chercher plutôt sa puissance sur les mers que sur le continent. À cette époque l’Europe occidentale était barbare. Les Grecs avaient fondé des colonies sur quelques-unes des côtes de l’Italie et de la Gaule ; mais la civilisation grecque n’avait point pénétré dans l’intérieur de ces contrées. Les Carthaginois ne se mirent point en tête de les conquérir pour les civiliser. Ils laissèrent les habitans à leur barbarie, firent avec eux un commerce d’autant plus avantageux qu’ils avaient affaire à des ignorans, y achetèrent des soldats pour recruter leurs armées, des esclaves pour recruter leurs flottes, pensant même peut-être que ces soldats et ces esclaves étaient d’autant plus braves et d’autant plus dociles qu’ils étaient moins instruits et moins civilisés ; ils voulurent enfin avoir en Espagne, en Corse, en Sardaigne et en Gaule, ce qu’ils avaient en Afrique, l’empire de la mer et de ses rivages, et sur terre, pour voisins, des barbares robustes et ignorans qu’ils divisaient aisément et qu’ils affaiblissaient.

Cette politique était bonne ; cependant elle avait aussi ses labeurs. Ainsi cette ceinture de peuples barbares qui, en Afrique comme en Europe, pressait de toutes parts les établissemens des Carthaginois, pouvait, en se resserrant, les écraser. L’union, il est vrai, manquait aux barbares ; mais, à défaut d’une invasion générale, il y avait les incursions soudaines et le pillage. La domination des Carthaginois en Afrique était puissante, mais elle était contestée, et c’est à quoi doit se résigner tout empire limitrophe des barbares. Les Numides ne cessaient de harceler leur territoire, et même, quand, après la seconde guerre punique, Rome, déjà toute-puissante en Afrique, eut ôté aux Carthaginois et aux Numides le droit de se faire la guerre, la lutte entre les deux peuples ne cessa pas pour cela, et Rome, d’ailleurs n’eût pas aimé qu’elle cessât ; elle s’accommodait trop bien de la division entre les Numides et les Carthaginois. Seulement ces guerres

  1. Polybe, livre ier, chap. 73.