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L’ÉCOSSE.

Une des causes de la suprématie intellectuelle de l’Écosse et de l’éclat que depuis un demi-siècle Édimbourg a jeté comme ville scientifique et littéraire, c’est la concentration. La société de cette ville, moins fractionnée que celle de Londres, a des limites qu’on peut facilement embrasser. L’homme d’un vrai talent est à peu près sûr de n’être jamais perdu dans la foule ; il trouve sans peine des personnes qui apprécient son mérite. Chacun dans son camp et dans sa caste occupe aisément le rang auquel il a droit. À Londres, c’est autre chose ; la situation des gens de lettres, même de ceux dont la valeur est incontestable, y est précaire et misérable ; un monde entier les étouffe et les écrase[1] ; ils ne parviennent que bien rarement à se dégager de la cohue qui les enveloppe et à se placer au rang qui leur appartient. Avides d’une renommée à laquelle ils ne peuvent atteindre, leur amour-propre, toujours mis en jeu, s’aigrit et s’irrite ; leur timidité susceptible et vaniteuse souffre ; le marasme des gens de talent méconnus les dévore : méfians, jaloux, ombrageux, insupportables comme individus, dangereux comme citoyens, ils n’ont pour cette société qui les repousse, que des malédictions et des anathèmes. Un écrivain à Londres n’a jamais cette haute estime de sa profession, nécessaire avant tout pour y exceller ; s’il est riche, il sera plus fier encore de sa fortune que de son talent ; si, comme Byron, il est noble, il n’oubliera jamais de placer sa couronne de baronnet en tête de ses ouvrages.

Nous savons bien qu’Édimbourg est trop voisine de Londres, et que le mélange entre les deux peuples est aujourd’hui trop complet pour que la nuance soit tout-à-fait tranchée, et que les mœurs littéraires n’aient pas de nombreux traits de ressemblance. Sans doute le même besoin de renommée, la même avidité de distinctions domine dans l’une et l’autre ville. Walter Scott soupira pendant vingt ans de sa vie après le titre de baronnet, et fut plus heureux le jour où il put mettre le sir devant son nom, que le lendemain de la publication de Waverley ou d’Ivanhoe. D’un autre côté, M. Jeffrey lui-même, le directeur de la revue whig, cet écrivain satirique si brillant et si nerveux, s’est montré singulièrement jaloux des hautes dignités de la magistrature écossaise[2]. Mais si les gens d’esprit qui écrivent ont,

  1. À Londres, en effet, le West-End seul est habité par huit mille familles jouissant de 3,000 liv. sterl. (75,000 francs) au moins de revenu. Le nombre des personnes ayant au-dessus de 50 livres (1,500 francs) de rentes est de cent cinquante-quatre mille. Il y en a six cents qui ont au-dessus de 5,000 livres (125,000 francs) de rente.
  2. M. Jeffrey a été fait lord de session en 1834. C’est aujourd’hui lord Jeffrey.