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HISTORIENS MODERNES DE LA FRANCE.

sous son regard un corps, une voix, une ame, enivré de ce délire de Pygmalion, de cette joie créatrice de l’artiste qui sent s’animer sa pensée, s’identifiant avec ce qu’il appelait ses vainqueurs et ses vaincus, sympathisant avec toutes les souffrances de la population subjuguée, s’indignant des moindres avanies éprouvées par ces hommes morts depuis sept cents ans, M. Thierry était alors sous le charme de sa première intimité avec son œuvre, sous ce charme qu’il a si heureusement défini, en comparant l’union mystérieuse qui se forme entre l’auteur et son ouvrage au premier mois, au mois le plus doux du mariage.

Alors la communauté de leurs études et le besoin de confident qu’éprouve toute passion véritable, formèrent ou plutôt resserrèrent l’amitié de M. Thierry et de M. Fauriel. Celui-ci avait sur son jeune ami l’avantage de l’âge et d’études depuis long-temps commencées. Quoique les scrupules d’un goût trop sévère n’aient permis à M. Fauriel de publier qu’en 1836 son principal ouvrage, l’Histoire de la Gaule méridionale sous la domination des conquérans germains, partie détachée d’un ensemble beaucoup plus vaste et dont le monde savant attend impatiemment la complète publication, il avait naturellement beaucoup d’avance sur M. Thierry. On devine sans peine tout ce que celui-ci dut puiser de forces nouvelle dans ses conversations quotidiennes avec un ami, un conseiller d’un esprit si éclairé et si sagace. Il faut lire dans la préface même d’un livre de M. Augustin Thierry (Dix ans d’études historiques), auquel nous empruntons ces détails, ce qu’il raconte de ces entretiens de chaque soir, de ces longues promenades sur les boulevards extérieurs, où s’échangeaient tant de précieuses confidences, où se débattaient tant de graves questions, où s’éclaircissaient tant de minutieux problèmes.

Cependant les difficultés de rédaction et de forme, les hésitations entre les divers modes d’exposition, les corrections, les refontes, toutes ces laborieuses angoisses qu’éprouvent seuls les écrivains de talent, retardèrent de deux ans encore l’achèvement de son ouvrage. Enfin, au printemps de 1825, M. Thierry put mettre au jour son épopée !

Son épopée ! Ce mot est le plus juste que l’on puisse employer pour caractériser cette narration si vive, si animée, d’une couleur si vraie, ce tableau dont le sujet réunit à la fois tant de grandeur et d’unité, et qui offre des mœurs si nouvelles, cette histoire dont les matériaux ne se trouvaient pas seulement dans les chroniques, mais qui étaient épars dans les poètes, dans les chants populaires, dans