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HISTORIENS MODERNES DE LA FRANCE.

avons lancé la francisque à deux tranchans ; la sueur tombait du front des guerriers et ruisselait le long de leurs bras. Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussaient des cris de joie ; le corbeau nageait dans le sang des morts ; tout l’Océan n’était qu’une plaie ; les vierges ont pleuré long-temps. — Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée[1] ! » Ce moment d’enthousiasme fut peut-être décisif pour ma vocation à venir ; je n’eus alors aucune conscience de ce qui venait de se passer en moi ; mon attention ne s’y arrêta pas, je l’oubliai même pendant plusieurs années ; mais lorsqu’après d’inévitables tâtonnemens pour le choix d’une carrière, je me fus livré tout entier à l’histoire, je me rappelai cet incident de ma vie et ses moindres circonstances avec une singulière précision ; aujourd’hui, si je me fais lire la page qui m’a tant frappé, je retrouve mes émotions d’il y a trente ans[2]. »

Du collége de Blois, M. Thierry passa à l’École Normale, cette oasis intellectuelle, où, malgré la consigne impériale, la haute parole de M. Royer-Collard faisait germer l’indépendance. Témoin des excès du gouvernement militaire et des souffrances inouies que la France eut à subir pendant les dernières années de l’empire, M. Thierry a dû vraisemblablement à cette expérience personnelle, autant peut-être qu’à la fermeté de sa raison, l’avantage de ne s’être jamais incliné devant ce despotisme impitoyable, et de n’avoir jamais cédé aux entraînemens de béate admiration où sont tombés de nobles esprits, faute d’avoir senti le poids de ce régime qu’ils croient si regrettable. En 1814, M. Thierry dut, comme tout ce qui aimait la liberté, trouver en partie l’expression de ses sentimens dans le livre de Benjamin Constant, De l’Esprit de conquête. Malgré l’horreur que lui inspira, en 1815, la double violation de notre territoire, il ne vit dans Bonaparte revenant, sans coup férir, de l’île d’Elbe aux Tuileries, qu’un nouveau Guillaume III, expulsant, par la connivence de l’armée, un autre Jacques II[3], moins dans un intérêt national que pour rassurer, contre l’avidité des émigrés, les barons de l’empire et les barons de la république. Préoccupé, depuis 1814 jusqu’à 1817, des problèmes les plus ardus de l’organisation sociale, M. Thierry retira de sa coopération aux travaux d’un économiste alors aussi injustement ignoré, que plus tard démesurément et follement exalté, l’habitude des études graves

  1. Voy. les Martyrs, livre VI, tome V des œuvres choisies, pag. 268-271.
  2. Voy. Récits des temps mérovingiens, préf., pag. XVIII et suiv.
  3. Voy. Censeur européen, no  du 17 novembre 1819, et Dix ans d’études historiques, 3e édit., pag. 145.