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HISTORIENS MODERNES DE LA FRANCE.

faudrait, au milieu de tant de problèmes historiques, isolément ou collectivement résolus, attribuer à chaque écrivain sa juste part de démonstration ou de découverte : partage épineux et délicat vis-à-vis de chacun et vis-à-vis de soi-même.

L’histoire, suivant les temps et suivant les hommes, se produit sous des aspects indéfiniment variés ; cependant on peut, je crois, ramener toutes les diversités de formes à deux principales. Il y a, d’une part, la discussion, l’interprétation des faits, en un mot, la dissertation ; d’une autre part, il y a l’exposition animée, naïve, pittoresque, c’est-à-dire le récit. M. de Barante a donné, comme on sait, un bel exemple de narration historique dans son Histoire des ducs de Bourgogne. M. Guizot, dans trois célèbres cours improvisés à la Faculté des Lettres[1], et auxquels répondent trois ouvrages éminens de philosophie historique, les Essais sur l’histoire de France, l’Histoire de la civilisation européenne, l’Histoire de la civilisation française, a jeté sur les principales révolutions de la société en Gaule les lumières de l’érudition la plus ingénieuse et de la critique la plus savante. M. Augustin Thierry, dont nous allons essayer d’exposer les travaux, a su passer alternativement, et avec une égale fermeté de jugement et de touche, de l’histoire interprétative et philosophique à l’histoire proprement dite.

Quiconque a vu M. Augustin Thierry, ce champion invaincu, quoique mutilé, de la réforme historique, ce Milton jeune encore de l’érudition et de la science, dont la vue s’est usée sur les vieux textes ; quiconque a contemplé cette tête si sereine et si forte qui domine un corps et des membres si affaiblis, n’a pu que sentir redoubler son admiration pour une gloire si chèrement achetée. À la sympathie respectueuse qu’inspirent toujours les hommes éminens se joint l’intérêt qui s’attache à un grand malheur. Certes, elle devait être bien riche et bien puissante cette organisation dont la sève à demi épuisée, ou plutôt refoulée tout entière dans le siége de l’intelligence, produit chaque jour des œuvres d’une portée plus haute, d’un éclat plus vif, d’une raison plus ferme et plus éclairée, comme si, par une compensation providentielle, M. Thierry, à mesure que s’affaiblit l’énergie extérieure de ses organes, sentait croître au dedans de lui l’énergie de cette seconde vue, qui est le génie véritable et la lumière intime de l’historien.

L’anecdote suivante va nous révéler tout ce qu’il y avait de sensi-

  1. En 1821 et 1822 et de 1828 à 1830.