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LA VIE PRIVÉE DANS L’AMÉRIQUE DU NORD.

lement improvisé qui s’appelle l’histoire et que d’autres essaieront d’écrire un jour. Dans les époques anciennes, les intelligences les plus rares ne pouvaient y réussir ; on ne voyait qu’à deux pas de soi. Jules César savait très mal ce qui se passait dans la Perse ou dans l’Arménie, et les mouvemens intérieurs de l’Inde ou de la Samothrace étaient presque inconnus de Rome souveraine. Maintenant tous les ressorts qui meuvent cette grande machine des sociétés font leur œuvre à ciel ouvert, et le monde entier est de cristal. C’est un plaisir magnifique et grandiose de prêter l’oreille au bruit sourd et mesuré de ses rouages, et d’assister aux transformations régulières que l’on prenait jadis pour des phénomènes inattendus et mystérieux. Tel est ce miracle, facilement explicable, de l’Amérique septentrionale, qui se peuple et se fertilise, attirant à elle la vie et la force de l’Europe vieillissante, et sur le point d’absorber ou d’anéantir les possessions étrangères qui l’environnent. Vaste ruche de travailleurs, magasin, boutique, ferme, arsenal, manufacture, atelier, elle se croit démocratie et n’est qu’une fabrique. Ses heures de loisir ne sont pas venues, et le géant n’a pas encore de muscles. Mais ce qui recule démesurément la solution du problème, c’est qu’elle étend ses limites par le magnétisme et la séduction de son exemple. Le Texas est à elle, les vieux Français du Canada penchent vers elle, la Nouvelle-Écosse, languissante, espère retrouver la vie, si elle devient à son tour république. Ainsi se multiplient les termes du problème. Par-delà les mers, tout est avenir, espérance et ardeur, tandis que le passé pèse sur nous et que nous nous agitons sur nos cendres.

Des deux sociétés nouvelles et menaçantes qui se forment, l’une sous la loi du czar, l’autre sous l’invocation de Washington, la plus intéressante par son énergie, ses traditions, sa filiation teutonique et sa forme libre, c’est l’Amérique septentrionale. L’ouvrage de M. Haliburton exprime admirablement l’esprit des masses qui habitent les États-Unis, non leur esprit de parade et de convention, mais le vrai mouvement qui les anime ; activité insatiable, ardeur d’acquérir, besoin de dévorer l’espace et le temps. Un vaste fragment de l’avenir est donc contenu dans ce petit livre écrit au bout du monde.


Philarète Chasles.