Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 26.djvu/328

Cette page a été validée par deux contributeurs.
324
REVUE DES DEUX MONDES.

pace, mais trouvant encore devant elle beaucoup d’espace et de temps, est à peine parvenue à la moitié de son œuvre. Nous autres Européens du midi, auxquels Rome, déjà languissante et dégénérée, a transmis sa langue que nous avons mutilée, ses institutions que nous avons déformées, et ses souvenirs que nous avons adorés comme des pédans, nous avions des rides dans notre berceau. Les Américains n’héritent d’aucune civilisation matérielle. Ils ont devant et derrière eux la forêt et l’océan. Aussi leur activité physique est-elle sans bornes. Mais ils ont hérité de tant de civilisations intellectuelles, qu’ils en sont écrasés ; aussi ne peuvent-ils avancer d’un seul pas dans cette voie. Ils dirigent la civilisation industrielle et marchent à la suite de la civilisation intellectuelle. C’est dans l’ouvrage de M. Haliburton qu’il faut étudier comme dans un miroir ce prodigieux mouvement et cette complète nullité.

Par quelle singularité, dira-t-on, vous avisez-vous de chercher, aux limites du monde civilisé, non loin de Terre-Neuve et du Labrador, un livre qui n’a rien de littéraire, dont aucun journal ne parle, qui n’est pas écrit en anglais et qui ne traite point des grands intérêts de l’humanité ? La vie des planteurs dans la province de Tenessée, et celle des colons de la Nouvelle-Écosse, nous importent assez peu. Quelle nouvelle législation, quel système ingénieux nous apportez-vous ? Quelle recette inconnue sur les destinées humaines se trouve, comme le disent les penseurs récens, formulée dans cet ouvrage inutile ? — Aucune, sûrement. Mais en fait de systèmes et de théories, rien ne nous manque ; ces ballons qui flottent dans notre atmosphère, les uns plus haut, les autres plus bas, pour les menus plaisirs de nos yeux, en vérité doivent nous suffire. Continuez cet amusement facile, dernier charme des esprits impuissans, et faites beaucoup de lois ; l’Europe en attend beaucoup encore. Bâtissez avec enthousiasme ces édifices de papier et ces sublimes châteaux de cartes. Laissez à d’autres esprits leurs plaisirs.

Aucune époque avant la nôtre n’a été visible et transparente dans son mouvement intime de chaque jour et de chaque nuit. Si l’on parvient à se détacher des grandes petitesses de la veille, on peut écouter le mouvement secret du monde, sentir battre ce pouls gigantesque, surveiller avec un intérêt triste et ardent les palpitations de ce point central et vivant, qui est le cœur de l’humanité, et que l’on appelle, faute d’un autre mot, la civilisation ; observer si ce point vital se déplace, et dans quelles régions se porte la vie ; enfin, saisir au passage et sténographier au moment même où il éclot le drame éternel-