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LA VIE PRIVÉE DANS L’AMÉRIQUE DU NORD.

nation grandiose. Toutes les portes étaient fermées ; pas un habitant dans les rues. On voyait, au milieu de ce silence général, la truelle du maçon plantée dans son baquet de plâtre, l’échafaud dressé, l’établi du menuisier sur lequel on avait déposé le rabot, et tous les symptômes d’une interruption subite et momentanée des travaux commencés. À force de chercher, Slick découvrit une auberge entr’ouverte, et dans l’unique chambre dont elle se composait, l’aubergiste lui-même assis et fumant. — « Je calcule que vous n’êtes pas, lui dit Slick en entrant, le seul habitant de cette location — Je calcule que non, lui répondit l’aubergiste ; ils sont tous allés dans la forêt, écouter le prédicateur des nouveaux korkornaïtes. — Je ne présume pas avoir encore entendu parler de ces gens-là ; qu’est-ce qu’un korkornaïte ? — Ils pourront vous le dire eux-mêmes, je n’en sais rien ; je sais seulement que c’est aujourd’hui le jour de la grande abeille religieuse (religious bee), qu’on appelle encore rassemblement, ou bien « remuement de piété » (stir). Tous les peuples ont leurs stimulans ; les Chinois l’opium, les Hollandais le skidam, les Anglais le gin, les Irlandais le whiskey. Nous autres Américains, qui allons de l’avant (go ahead), nous les réunissons tous ; nous avons le tabac, le rhum, le thé vert, la politique et le remuement de piété. Chaque secte nouvelle opère son remuement. J’ai quatre enfans dont l’un est hixaïte, le second universitaire, le troisième socialiste, le quatrième grelotteur, et je calcule que le cinquième, si Dieu m’en donne un cinquième, sera un korkornaïte.

— Je me sens curieux de voir la chose, dit Slick, et il suivit avec son compagnon de route les indications du maître d’auberge qui lui montra le chemin. Près d’un pont, sur le domaine d’un colon qui ne l’avait pas encore défriché complètement, et près de la lisière d’une forêt dont les arbres gigantesques versaient leur ombre sur cette scène bizarre, on avait élevé une vingtaine de tentes semblables aux wigwams des Indiens, et l’on y débitait des liqueurs, du tabac, des gâteaux, du vin, comme dans une foire. Au centre, une sorte de grange, bâtie de planches, servait de théâtre aux chefs du « remuement de piété, » dont la voix perçante et criarde frappait au loin les échos des rochers de la rive et des bois ; quelques centaines d’hommes assis sur les vieux troncs des arbres que la hache avait abattus, causaient religion ou politique, buvaient l’eau de menthe et le grog, et attendaient le retour de leurs femmes ou de leurs filles qui remplissaient la grange. Slick et l’Anglais trouvèrent moyen de pénétrer dans le temple, et de s’asseoir sur un banc de bois, au