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tinu d’industrie, d’agriculture et de négoce, il sait que l’intérêt de tous est de respecter la loi ; aussi a-t-il toute la probité du marchand, toute la régularité du banquier, toute l’exactitude du commis. Il ne friponne jamais ses pratiques. Il les met dedans (he takes them in). Son bonheur consiste à user de sa pénétration pour engager ceux avec lesquels il trafique à venir s’enferrer et se duper eux-mêmes : il a de merveilleux traquenards pour la cupidité d’autrui ; il est ravi quand un chaland qui essaie de le duper, se vole tout seul. Il excelle dans cet art difficile de présenter un appât à la spéculation de ses concitoyens, d’exciter leur désir, d’irriter leur ardeur, de cacher un moment l’hameçon, de le laisser reparaître, de les entraîner tout haletans, et de leur livrer enfin une proie dont eux-mêmes sont la proie. Il n’attrape personne : il n’est pas si sot. Il fait le niais, excellent rôle dans la vie, et s’arrange de façon à ce que les autres veuillent bien s’attraper eux-mêmes. S’il était moins vantard et moins patriote on le prendrait pour un Normand ; moins futé et moins processif, pour un Gascon. Tel que nous le voyons, c’est un délicieux personnage.

Samuel Slick ne s’est point marié ; il dit que c’est un marché trop chanceux, et il ne spécule jamais qu’à coup sûr. Les graces du beau sexe ne le trouvent pas insensible ; mais il cède à la séduction modérément, maître de ses passions et de ses goûts, jouissant de la vie selon la mode américaine, sans trop risquer de son capital. Cette portion de bon sens pratique et expérimental, qui le rapproche de Sancho, s’est aiguisée chez lui par l’habitude du négoce. Il aime son cheval sans faiblesse ; il courtise les beautés de la route, sans leur livrer son cœur ; il savoure le grog et le mint-julip[1], sans jamais s’enivrer. C’est un sage. On regrette qu’il soit un peu fripon, et même raffiné. Mais que voulez-vous ? C’est le commerce. Si vous le comparez à Sancho, vous le trouvez moins ingénu, mais plus avancé ; un Sancho qui ne peut avoir de don Quichotte. Aucune imagination décevante, nulle illusion lointaine, nulle brillante hallucination, ne jetteront Samuel Slick en dehors de ce raisonnable et utile sillon de l’observation intéressée, de la flatterie calculatrice et de la séduction commerciale. Art plutôt que métier pour lui, il en estime la philosophie plutôt que les bénéfices. Il méprise les hommes, parce qu’il les attrape souvent, et cela le relève à ses yeux.

Il tend ses piéges comme le chasseur et l’homme politique, atta-

  1. Eau de menthe.