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CAPODISTRIAS.

ses mains ne pouvait-elle pas provenir d’une ambition plus personnelle ? Était-ce pour frayer un chemin facile aux futurs préfets de l’empereur qu’il essayait avec tant de soin d’annihiler les chefs grecs ? Les gens qu’il attirait par bandes de Corfou devaient-ils, à un signal donné, déguisés en Grecs qu’ils étaient déjà, endosser un nouvel uniforme, ou plutôt n’étaient-ils pas les soutiens nés de leur compatriote ? Le dénouement de cette singulière énigme n’aurait-il pas déconcerté l’amiral Ricord plus encore que les commandans de l’escadre anglo-française ? C’est là une série de questions que l’on doit poser, mais qu’un seul homme peut résoudre.

Il y avait un magnifique rôle à jouer. Il pouvait rendre la vie au peuple grec expirant et peut-être tenir dans ses mains l’avenir de cet Orient tiraillé par les ambitions occidentales. S’il avait compris la grandeur de sa position, et qu’au lieu de s’abandonner aux chimères d’une ambition étroite, il eût tenu les yeux fixés, non sur le pouvoir absolu dans Nauplie, mais sur l’entrée d’un citoyen, chef d’autres citoyens dans Constantinople régénérée ; un Tite-Live, un Tacite, un Machiavel, eussent été fiers plus tard de raconter ses actions. Vienne le jour où la France bien inspirée se souviendra que la révolution grecque attend, l’arme au bras, son signal pour continuer sa route ! et le monde entier verra qui doit l’emporter du bon droit ou de la rapacité des vainqueurs de Beyrouth et de Saint-Jean-d’Acre.

Sans projets ambitieux sur des pays que leur position géographique enlève à sa sphère d’action, la France ne peut que désirer les voir, libres et florissans, échanger avec elle les produits de l’industrie et du commerce. Elle n’a que faire, comme la Russie, d’aller chercher la vie sur les rives du Bosphore ; comme l’Angleterre, elle n’a pas besoin de se frayer la route de l’Inde, mais elle a besoin de ne pas donner les cent vingt mille matelots de la Turquie et de la Grèce à une puissance qui peut en user contre elle, et y joindre les autres richesses de ce vaste territoire ; elle a besoin de soutenir le travail de régénération qui germe dans l’Égypte, et d’empêcher qu’on ne l’étouffe. La France, protectrice née des petits états, doit vouloir que chacun reste chez soi. Qu’on jette les yeux sur la Grèce en ce moment. À quel état l’a réduite la diplomatie européenne ! Son commerce extérieur, cerné par les douanes anglaises, autrichiennes, turques, est annulé par mer ; les marins d’Hydra, de Spetzia, de Psara, sont ruinés. Par terre, les montagnes et les fleuves derrière lesquels on l’a cachée, sous prétexte de la défendre, l’emprisonnent, et, bien que l’état intérieur se soit amélioré, que la population se soit considérablement accrue par l’influence d’une législation nouvelle, les regards d’envie que jettent les Grecs sur le territoire ottoman disent assez haut leurs désirs et leurs craintes. En effet, la Grèce ne peut échapper à la domination russe que par un changement radical dans sa délimitation.


Arthur de Gobineau.