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CAPODISTRIAS.

rompre avec Ismaïl-Pacha, et ceux-ci s’étaient retirés dans la montagne à quatre ou cinq heures de marche. On était convenu avec Ali qu’à un signal donné par une fusée lancée du haut du château, les canonniers des batteries de siége tourneraient leurs pièces contre le camp. Les Souliotes devaient accourir alors, et les Albanais attaquaient aussitôt le reste de l’armée ; les troupes d’Ismaïl une fois dispersées, les vainqueurs conduisaient Ali avec les cinquante millions qui formaient son trésor dans la forteresse de Souli. Là se terminait l’œuvre de la conjuration pour les Arnautes et commençait une nouvelle conspiration en faveur des Hellènes, qui, maîtres de la personne d’Ali et de la place, au moyen d’une garnison dévouée, s’emparaient de ses trésors et les employaient au succès de leur cause.

Tout était prêt. La conjuration devait éclater le samedi soir, lorsque l’un des conjurés, Omer-Bey-Brioni, reçoit de Constantinople un firman qui l’élevait à la dignité de pacha. Il va trouver ses complices, leur promet qu’il ne les trahira pas, mais les engage à ne plus compter sur lui, et les avertit que, s’ils poursuivent leur projet, il se verra forcé de les combattre. Malgré cette défection, on ne voulut pas reculer. Cependant le sort semblait s’être déclaré contre l’entreprise : soit erreur, soit précipitation fatale, Ali-Pacha donne le signal le vendredi soir, au lieu d’attendre le samedi, et sort avec deux mille hommes qui lui restent. Les troupes gardant les batteries se joignent à lui ; mais les Souliotes, ignorant ce qui se passait, ne paraissent pas, les Albanais ne bougent pas davantage, et le pacha, repoussé avec une perte considérable, est rejeté dans sa forteresse.

Le soupçon s’était éveillé ; les trois hétairistes durent renoncer au plan qu’ils avaient combiné. Chacun d’eux rentra dans son canton, pour se placer à la tête de ses concitoyens ; ils mirent eux-mêmes le feu à leurs maisons, et, préludant ainsi à leur héroïque communauté de misère, firent éclater l’insurrection, qui se manifesta à la fois dans la Moldavie, le Péloponèse et l’Épire.

Lorsque les plénipotentiaires de Laybach apprirent ces mouvemens, leur consternation fut profonde. Elle attestait leur ignorance de l’état de l’Orient et le peu de soin que les puissances avaient pris de s’en informer. Un cri général s’éleva contre la Russie : on l’accusa d’avoir fomenté l’esprit de révolte ; on prétendit que ses projets contre la Turquie étaient avérés ; on nia sa bonne foi, on accusa de mensonge les protestations pacifiques qu’elle ne cessait de mettre en avant depuis 1815. Le czar, effrayé par ce tumulte, désavoua Ypsilantis ; tous les organes de sa politique prodiguèrent les invectives et les reproches aux insurgés ; il alla même jusqu’à offrir sa coopération au divan, que des preuves manifestes avaient suffisamment édifié sur ses intentions. Quant à M. Capodistrias, il ne tarissait pas en témoignages de douleur et de regret, et, confirmant de toute sa force les assurances données par son souverain, il rédigea lui-même l’acte qui désavouait le général Ypsilantis. « La cour de Russie, disait-il, n’était pas moins consternée que les autres puissances ; d’ailleurs l’hétairie n’avait rien de commun avec les sociétés secrètes, armes si redoutées dont se servaient les novateurs, et il eût été fort inexact de