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LE SALON.

roman ou un poème, une signification dramatique ou historique. Tout cela se rencontre en effet dans de très grands maîtres de tous les temps. Les peintres de cette classe, Poussin, par exemple, qui en est le type, sont généralement goûtés, parce que leur talent est susceptible d’analyse et que la beauté de leurs œuvres est, jusqu’à un certain point, scientifiquement explicable et démontrable. Mais ces conditions littéraires ne sont pas nécessairement des conditions pittoresques, et l’excellence, la perfection propre de l’art en dépendent si peu, qu’il n’est pas du tout rare de les rencontrer suffisamment observées dans des ouvrages d’un rang secondaire, et qu’elles peuvent manquer presque complètement dans des œuvres d’une grande valeur. M. Delacroix en offre un exemple. Il y a donc dans la peinture, considérée absolument en soi, des propriétés spéciales qui valent par elles-mêmes ; mais, à cause de leur spécialité même, ces propriétés demeurent inaperçues au plus grand nombre, car, pour les sentir, il faut une sorte d’éducation particulière des sens et du goût. Aussi sont-elles souvent méconnues là même où elles brillent avec le plus d’éclat et de puissance, sans qu’on puisse faute d’une langue commune, les expliquer et démontrer à ceux qui les nient.

Ainsi, la peinture de M. Delacroix n’a guère besoin d’apologie auprès des artistes. Ils sentent bien à peu près tous qu’il n’est pas aisé de faire ce qu’il fait, et d’arriver où il arrive ; mais, pour le public, c’est bien différent, car ses défauts sont évidens ; et, pour ainsi dire, élémentaires. Il ne faut pas une pénétration extraordinaire pour découvrir que dans sa Prise de Constantinople l’action est en partie obscure, en partie insignifiante, que la composition est maigre et manque d’unité, que les figures y sont jetées comme au hasard, qu’il y a dans le costume plus de caprice que de vérité historique. On peut ajouter, avec la même confiance, que le style n’en est guère élevé, et que la beauté des formes n’est pas certes ce qui y domine. Il est permis d’y blâmer aussi ce goût de draperies contournées, cette pantomime guindée et un certain fatras pittoresque. Avec la moindre érudition en ce genre, on trouverait aisément la source de tout cela dans les traditions des derniers maîtres de l’école italienne, dont Pietro de Cortone fut le guide ; traditions qui vinrent se perpétuer, en dégénérant de plus en plus, parmi les peintres à fracas de la queue de l’école de Lebrun, les Detroy, les Natoire, les Coypel, etc. Assurément on pourrait mieux choisir les modèles et s’inspirer d’un meilleur goût. Cependant, quand on aura établi cette formidable batterie d’objections, on n’en sera pas plus avancé ; car on tire en l’air. On