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sombre avec laquelle ils racontent ordinairement les apparitions de ce fantôme a je ne sais quoi de saisissant. Vous savez que c’est un grand vaisseau de guerre, sans mâts et sans voiles, que l’on aperçoit de loin, comme une baleine monstrueuse, à l’horizon, et que les jeunes matelots, encore peu expérimentés, prennent facilement pour une langue de terre. Ce vaisseau navigue contre vent et marée, sans qu’on puisse voir seulement s’il y a une main au gouvernail ; il ne bondit point sur les vagues comme un bâtiment ordinaire, il se trace un large et profond chemin et glisse sans secousse ; la mer semble s’affaisser sous lui avec terreur. Tout à coup il s’élance, il tombe comme un oiseau de proie à quelques encablures de distance du navire qui passe, et alors on aperçoit des hommes, ou plutôt des squelettes, au visage pâle et cadavéreux, qui se dressent sur ses bastingages, grimpent dans ses enfléchures, et courent dans ses hunes. On entend des voix plaintives et lamentables qui demandent des nouvelles d’une ville anéantie depuis des siècles, et prient les matelots de vouloir bien venir chercher à bord quelques lettres, et les remettre à leur adresse. Mais malheur à celui qui oserait se charger de ces lettres, car chacune d’elles est plus lourde à porter que des milliers de quintaux, et ferait couler bas le navire. Demandez maintenant à nos matelots ce qu’ils pensent de ce vaisseau fantastique : ils vous répondront qu’il porte dans ses flancs des hommes coupables d’un grand crime, et condamnés pour ce crime à errer sur les flots jusqu’à la fin du monde, comme le chasseur noir des ballades allemandes, qui doit sans cesse courir, à travers les bois et les montagnes, avec ses chiens et ses piqueurs. Si c’est une chose terrible de les entendre raconter ces légendes d’expiation, vous aimeriez à les écouter le soir lorsque à la lueur des étoiles, assis sur une caronade, ou debout contre un mât, ils commencent à parler du merveilleux navire où l’on goûte toutes les joies de la vie de marin, sans en ressentir jamais les fatigues ou les déceptions. Ce navire est si grand, que personne n’a jamais pu en mesurer la longueur. Mais un fait qui peut donner une idée de son étendue, c’est qu’il met un an à virer de bord. Des officiers, des contre-maîtres, des matelots, forment de distance en distance un équipage à part. Le capitaine se tient en haut de la dunette, et quand il donne un ordre, on expédie aussitôt une estafette à cheval, qui court au grand galop le transmettre au poste voisin, lequel le fait parvenir de la même manière à un autre, et ainsi de suite. Les mâts sont si hauts, que l’on cite comme de grands voyageurs les gabiers qui ont été deux fois jusqu’aux barres de perroquet. À chaque hune