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tinué remplissait de morceaux de sucre ma tasse de thé et couvrait mon assiette de tranches de bœuf. Une de ses filles, je crois en vérité que c’était la plus jolie, se leva et vint m’offrir gracieusement une longue pipe d’écume de mer pleine d’un excellent tabac. Je me rappelai l’histoire de ce philosophique paysan d’Allemagne qui s’était jeté à l’eau pour sauver le caniche débile de la dame châtelaine de son village. Quand il monta au castel trempé de la tête aux pieds et portant délicatement sur ses bras le roquet sain et sauf : — Parle, lui dit le seigneur dans le mouvement enthousiaste de sa reconnaissance ; que veux-tu que je te donne pour te récompenser de ton courage ? veux-tu de l’argent, veux-tu un de mes plus beaux bœufs, veux-tu le champ qui est près de ta ferme ? — Non, dit l’honnête paysan ; je n’ai pas besoin de tout cela ; mais il y a une chose qui me ferait grand plaisir… Si j’osais la demander, je me jetterais bien à l’eau une seconde fois pour l’obtenir. — Voyons, demande ? — Monsieur le baron ne se fâchera pas ? — Non. — Dame ! c’est que c’est bien hardi de la part du pauvre Franz. — Allons, parleras-tu ? — Eh bien ! je voudrais que Mme la baronne remplit de tabac la belle pipe de monseigneur et me la donnât à fumer. — Le baron fronça le sourcil et serra les dents comme lorsqu’il allait avoir un accès de colère ; mais la baronne, qui était douce et bonne autant que belle, apaisa d’un regard son redoutable maître, prit la pipe, la remplit avec ses jolis doigts roses d’un tabac parfumé, et la remit en souriant à Franz, qui s’assit sur la pelouse et fuma délicieusement ; et s’il y a jamais au monde un être complètement heureux, c’est sans aucun doute Franz, depuis la première jusqu’à la dernière bouffée de fumée qu’il exhala lentement. Plus heureux que Franz, je n’avais pas eu besoin de plonger dans la rivière, de sauver un caniche, pour recevoir des mains d’une charmante jeune fille une pipe choisie, et si je n’ai pas chanté ce narguilé hollandais, c’est que, je vous l’assure, les muses n’ont pas voulu me seconder dans mes intentions poétiques.

Quand nous eûmes satisfait amplement aux vœux hospitaliers de Mme E…, qui ne se lassait pas de nous servir du thé, la conversation devint plus animée, le marchand lui-même fut assez causeur ; et de quoi pouvions-nous parler, si ce n’est de l’élément qui est le perpétuel sujet d’entretien des habitans du Helder, de cette mer que nous entendions gémir au pied de la digue, et dont nous voyions à travers la fenêtre les vagues assombries çà et là au passage d’une nuée obscure, et argentées en d’autres endroits par la clarté de la lune ? Les deux jeunes filles racontaient avec une émotion naïve