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les compatriotes de Tromp et de Ruyter peuvent-ils se résoudre, par je ne sais quel calcul d’intérêt matériel, à humilier ainsi plusieurs fois dans l’année leurs plus beaux bâtimens ? Avoir vu la frégate fière et joyeuse s’élancer hors du port, le pavillon au vent, les matelots sur les vergues et la mitraille sur les flancs, aux acclamations enthousiastes de la foule, au bruit des cordages qui roulent sur leurs poulies, des porte-voix qui ordonnent la manœuvre, des sifflets d’argent qui marquent la mesure, des voiles que le vent déroule avec fureur comme s’il allait les déchirer ; l’avoir vue bondir sur sa route comme un coursier audacieux, fendre les vagues, braver l’orage, et disparaître dans le lointain comme si elle s’élançait à la conquête d’un nouveau monde, et la voir revenir ensuite si nue, si morne, si lente, hélas ! encore une fois, il y a de quoi faire saigner le cœur de quiconque a jamais posé le pied sur un navire.

À Niewdiep, nous prîmes un passager, qui me voyant contempler avec la curiosité d’un étranger le spectacle offert à mes yeux m’aborda avec ce sentiment d’hospitalité que l’on trouve toujours aux dernières limites de chaque contrée, et me dit : « Je suis un habitant du Helder, je demeure au bord de notre grande digue, venez ce soir chez moi, vous verrez la mer tout à votre aise. » il me donna sa carte, et j’acceptai son offre avec joie. Nous glissions de nouveau lentement sur le canal, qui a encore une lieue d’étendue. Sur toute sa longueur s’étend une ligne de petites maisons peintes en rouge, posées au bord de l’eau, suivant ses circuits On dirait un collier de corail. Chacune de ces petites demeures a un aspect riant et paisible qui plaît aux regards. Celle-ci porte sur ses fenêtres badigeonnées des vases de fleurs. Celle-là, plus ambitieuse, s’abrite derrière un arbre aux longs et verts rameaux déployés comme un éventail. L’une est la tente chérie où le marin revient, au retour de ses longs voyages, goûter le charme du repos et les joies de la famille. L’autre est le cabaret où il retrouve, avec un surcroît de bonheur, sa longue pipe de terre et le genièvre dont les vins de France et les liqueurs du Portugal n’ont pu lui faire oublier l’ardeur enivrante. À chaque pas on rencontre un de ces honnêtes marins qui s’en va mollement goûter les douceurs du farniente, en attendant l’heure de repartir, et des enfans qui, à peine débarrassés de leurs lisières, courent dans une barque, comme des canards courent à l’eau. Il y a là une population de six mille ames, dont la mer est le premier élément, et qui ne pourrait adorer que Neptune et Thétis, si elle n’adorait fort pieusement le Christ.