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LA HOLLANDE.

sterdam ; il y a aujourd’hui vingt ans que je le voyais pour la dernière fois. Il périt dans un naufrage, et depuis le jour où j’ai appris cette affreuse nouvelle, je n’ai pas connu une pensée de joie jusqu’au moment où je vous ai remarqué, où, me livrant à une folle erreur, j’ai tâché de confondre l’image gravée dans ma mémoire avec celle qui vivait devant mes yeux. Mais votre présence m’affligeait en me consolant, et je ne pouvais vous parler de ce fils dont vous me rendiez le souvenir plus vif et plus saisissant. Vous avez dû me trouver parfois bien bizarre, n’est-ce pas ? Maintenant vous savez tout ; maintenant que vous voyez combien j’ai souffert, aimez-moi encore un peu, si ce n’est par reconnaissance, au moins par pitié. Et comme, par l’effet même de mon émotion, je tardais un instant à lui répondre : Oh ! Dites-moi, s’écria-t-elle, dites-moi du moins que je ne cesserai pas de vous voir, que vous ne vous en irez pas, comme mon malheureux Charles, tenter les hasards d’une périlleuse navigation, je vous le demande, non-seulement pour moi, qui ne suis que votre vieille amie, mais pour votre mère : Hélas ! si vous saviez ce qu’il en coûte au cœur des pauvres mères de voir leurs fils partir pour les pays lointains et de les sentir errans sur les vagues quand le vent gronde et que le ciel est sombre. — Non, lui répondis-je, je n’ai point ces idées aventureuses qui nous portent à quitter le sol natal et à nous en aller au loin chercher le vague bonheur qui nous est apparu dans nos rêves. Je resterai ici, près de vous, près de mes parens ; je deviendrai un honnête magistrat, un pacifique citoyen d’Utrecht, un bon père de famille, m’en allant chaque jour régulièrement au tribunal, et le soir fumant paresseusement ma pipe en prenant une tasse de thé. Voilà mon avenir, et je n’en désire pas d’autre. — C’est bien, c’est bien, dit la pauvre mère. Ah ! pourquoi mon fils n’a-t-il pas eu ces idées de calme et de vie bourgeoise ! je le verrais encore là, et je serais la plus heureuse des mères. Mais vous me restez du moins, vous qui êtes son image, vous qui trompez parfois mon cœur par votre ressemblance avec lui, vous me restez, et je remercie le ciel, qui, dans mon malheur, me donne, comme un dernier rayon de joie, cette dernière illusion.

Dès ce moment, les liens qui s’étaient établis entre Mme Teederhart et moi se resserrèrent de plus en plus. Je revins d’abord la voir chaque jour, et puis plusieurs fois par jour. Depuis que j’avais pénétré dans le secret de sa douleur, je comprenais tout le charme de son illusion, et j’éprouvais un vif sentiment de joie à penser que ma présence pouvait adoucir ou suspendre l’amertume de ses regrets.