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séparées l’une de l’autre. Seph descendait infailliblement de ce roi qui conduisit la migration des Bohêmes lorsqu’ils passèrent de l’Inde en Égypte ; en Égypte, où leur peuple avait possédé tant de chevaux et de bétail, et vécu si magnifiquement jusqu’à ce jour à jamais déplorable où leur roi enleva la fille de Pharaon qui les chassa du pays. Elle ajouta que le sang de cette auguste princesse, poignardée par leur roi Ickso et renvoyée morte à son père, le sang des Pharaons était retombé sur toute leur postérité, et que depuis ils erraient dans le monde sans patrie, étant partout chez eux, et nulle part.

Telles sont à peu près toutes les extravagances que Catherine me rapporta de cet entretien.

— Vous oubliez encore la fleur bleue, s’écria la vieille ménagère en l’interrompant, cette fleur bleue qui depuis trois mille ans…

— Assez ! assez ! à quoi bon tout ce radotage de Bohémiens ? N’importe, Seph avait suivi la vieille, et tous les deux, bras dessus bras dessous, la commère bavardant toujours, lui tantôt éclatant d’un rire fou, tantôt pensif, tous les deux s’étaient enfoncés dans les ombres du crépuscule.

Il ne pouvait exister pour moi de doute en cette affaire ; notre couple s’était réfugié chez les Bohêmes, et Seph, à cette heure, fraternisait avec tous ces bandits. Je résolus d’aller troubler la fête. La nuit était noire, on n’y voyait goutte dehors ; j’allumai ma lanterne, et me dirigeai vers le petit bois de sapins où j’avais mes raisons pour croire que la bande s’était installée depuis quelques jours.

Déjà, de loin, j’aperçus une fumée ardente qui montait au-dessus des broussailles ; je me dirigeai vers ce point, à travers la fange, à travers les graviers, le sable et les haies, et ne tardai pas d’arriver à la lisière du fourré. De sauvages éclats de rire retentissaient à mes oreilles, j’entendais une musique de cymbales et d’instrumens de cuivre ; je me lançai dans le taillis, m’efforçant de gagner la clairière du bois, une large place verte au milieu de laquelle s’élevait, dans sa caducité, un vieux chêne centenaire dont une source murmurante baignait le pied.

À cette place flambait un grand feu autour duquel de jeunes et de vieilles femmes faisaient une cuisine opulente ; les broches tournaient, les marmites fermentaient en ébullition ; les enfans plumaient des poules et des oies dérobées sans nul doute dans le voisinage, et çà et là pendaient, à des pieux fixés dans le sol, les dépouilles de chiens et de chats écorchés. Non loin du brasier, des vieillards assis dans l’herbe accompagnaient, aux sons des cornemuses, au cliquetis