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excès exécrables ; la mort d’Hector n’est pas assez ; il faut que le cadavre même soit puni. Certes, pour cette fois, la passion dépasse toute mesure ; si la raison cherchait à ébranler cette inflexible cruauté, elle s’y briserait. Oui ; mais n’est-ce pas Achille ? Ne l’a-t-on pas vu jusqu’à présent gouverné despotiquement par ses émotions, bonnes ou mauvaises ? Eh bien ! c’est encore par l’émotion que le poète fera sortir de là son brillant héros ; il amène, il jette à ses genoux un vieillard, un père qui redemande le cadavre de son fils ; Achille, en voyant ce père qui pleure, se rappelle qu’il a un père aussi, un père qui est vieux, qui pleure peut-être comme Priam ; son cœur se trouble, son ressentiment tombe ; il rend Hector, et ne songe plus qu’à la sépulture de Patrocle. Autant il était cruel, autant il paraît maintenant beau, noble et grand.

Ainsi une bonne et généreuse nature, aux prises avec l’orgueil de la race et la violence du caractère, telle est la donnée d’où le poète tire sans effort une tragédie palpitante, où la chaleur vient de la vérité même, et où le cœur humain se déploie avec tant de force et d’aisance, que l’observation la plus profonde s’y révèle à chaque instant. Ce n’est point une analyse détaillée des sentimens, les lignes du tableau sont grandes ; mais leur justesse et leur mouvement n’en sont que plus remarquables. L’imagination doit suppléer aux détails ; mais elle y supplée aisément, car quel esprit ne s’échauffe au contact de cette flamme ? Qui ne se sent un certain degré de force créatrice, lorsqu’il voit se déployer devant soi une si belle création ?

Je ne m’arrêterai pas sur les autres personnages. Toutefois c’est en les étudiant dans leurs contrastes que l’on apprécie le mieux la science philosophique d’Homère. Les caractères tranchés, tout le monde les saisit jusqu’à un certain point ; mais les nuances supposent une observation plus fine, plus soutenue, plus raisonnée. Or, ces nuances sont gardées avec une variété infinie dans les personnages homériques. Tous ces guerriers sont intrépides, violens, assez grossiers ; cependant cette ressemblance générale, imprimée par l’époque, n’affaiblit pas le relief de chaque physionomie. Ulysse, par exemple, n’est-ce pas un caractère bien individuel ? Il a le courage des temps héroïques, mais la ruse lui est particulière ; à côté des nobles sentimens, il montre ces finesses d’esprit qui trahissent la société encore à demi barbare, où l’habileté ne s’est pas encore distinguée de la tromperie ; audacieux et prévoyant, sachant agir et sachant attendre, il est, en outre, orateur, mais orateur avec des insinuations et des détours, avec des intentions d’émouvoir bien marquées. Il y