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générait bien vite en bizarrerie et en mauvais goût. Pourquoi ? Parce qu’on n’avait pas compris l’esprit critique d’Homère. Mais si l’on prend un point de vue autre que celui des rhéteurs, si l’on consent, ce qui est bien facile, à concevoir cette comédie épique, gigantesque, ce mélange de moquerie et d’enthousiasme, cette verve aussi pleine d’esprit que de génie, qui au milieu de la tempête de l’inspiration sait jeter des traits de sarcasme, et qui sait assaisonner de raillerie les plus splendides banquets de l’imagination, on y trouvera un charme nouveau, un charme immortel, car on sentira toute une philosophie à naître sous l’enveloppe de cette épopée.

D’abord le drame s’ouvre par le plus terrible spectacle. Tout s’émeut sur le ciel et sur la terre, car les dieux vont au combat. La puissante Discorde, dont la fonction est de secouer les peuples, s’élève. Minerve crie la guerre, tantôt à un bout du camp grec et tantôt à l’autre bout ; Mars aussi, dans le parti opposé, crie la guerre, tantôt sur le faîte de la citadelle de Troie, tantôt sur la rive du Simoïs. Le père des dieux fait éclater son tonnerre d’en haut ; Neptune, plus bas, ébranle la terre avec toutes ses montagnes ; au-dessous, le roi des ombres a peur, saute de son trône, et crie : il lui semble que Neptune va rompre le globe et montrer au jour les demeures effroyables des morts. Parmi les hommes, la scène prend un aspect non moins imposant. Achille fait de terribles choses ; « comme le feu ravage une montagne aride et y dévore la vaste forêt, en tourbillonnant de tous côtés sous le vent, ainsi Achille, semblable à un démon, se jette partout la lance en main ; il tue, il poursuit ; la terre coule noircie de sang. Comme des taureaux au front large, attachés ensemble pour égrener l’orge blanche sur une aire bien unie, en ont bientôt séparé le grain et la paille, ainsi les chevaux d’Achille trituraient pêle-mêle les morts et les boucliers ; son char était tout souillé des gouttes de sang qui jaillissaient sous le sabot des chevaux et les jantes des roues ; pour lui, il ne songeait qu’à la gloire, et ses mains invincibles étaient noires d’une poussière sanglante. »

Peu à peu le poète nuance ses tons ; les tableaux deviennent singuliers, quoique encore grandioses ; on se sent descendre par degrés des hauteurs de l’enthousiasme à des régions fantastiques, j’allais dire fantasques. Voilà le Scamandre qui, ne pouvant plus suivre son cours, prie Achille de ne pas l’obstruer davantage de cadavres : le jeune guerrier ne tient compte de cette prière ; alors le fleuve s’enfle, sort de son lit, et Achille se noierait sans le secours de Vulcain, qui oppose ses feux aux ondes irritées. Les eaux débordent, le feu les fait