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profondeurs, commença vers le crépuscule du soir à se déchaîner de nouveau. Déjà les flots blanchissaient d’écume, déjà les vagues, se déroulant comme des serpens gigantesques, venaient échouer à la côte où je m’étais attaché dans la contemplation de ce spectacle puissant. Le mugissement des eaux, le tangage furieux des navires à l’horizon lointain, le sifflement des vents, étaient pour moi comme autant de charmes qui me clouaient irrésistiblement à cette place. J’assistais à la résurrection de toutes ces races fabuleuses de la tradition germanique, à la résurrection de ces temps où les esprits formidables des géans restés morts sur les champs de bataille se montraient au sein de la tempête, animant de leur voix la fureur des élémens en délire. J’entendais retentir dans l’air l’antique et sauvage refrain du lied danois : — « Vonved, prends garde à toi, Vonved ! » — Et plus grandissait la tempête, plus les vents éclataient avec transport, plus ces paroles de désespoir grondaient à mes oreilles. J’étais tout entier en proie à l’impression sauvage de cette scène de mort et d’épouvante, lorsque soudain un énorme chien de Terre-Neuve se dressa tout velu devant moi, et se mit à aboyer. Bientôt parut le maître de ce chien, un vieillard de haute stature, osseux et robuste. Il était enveloppé d’une ample redingote de drap noir, et portait pour coiffure un bonnet d’astrakan tiré sur ses deux oreilles.

— Qui donc êtes-vous ? me cria-t-il d’une voix de Stentor, Que cherchez-vous ici ? Voulez-vous donc que la marée vous emporte ?

Je m’étais levé en sursaut ; je le remerciai de son avertissement, et le priai de m’indiquer le lieu le plus voisin où je pourrais trouver un gîte pour la nuit.

— Vous êtes à deux milles du chemin de Emden, reprit-il, et il n’y a dans tous les environs que des villages de pêcheurs où vous ne rencontrerez pas une auberge.

Nous quittâmes la côte, et nous nous dirigeâmes vers une chaussée qui nous conduisit droit au village, où mon compagnon, ainsi que je l’appris depuis, remplissait les triples fonctions de pasteur, de sacristain et de maître d’école, et faisait à ses heures de loisir le commerce des harengs.

La nuit avait fini par devenir tout-à-fait sombre, et, contrariés par le vent qui soufflait avec violence, nous eûmes toutes les peines du monde à gagner le logis du pasteur. Une fois arrivés à la porte, il ne voulut pas souffrir que je continuasse ma route, et j’avoue que j’acceptai volontiers la cordiale hospitalité qu’il m’offrit. Ce digne homme habitait là, tout seul, avec sa vieille ménagère Catherine, qui ne