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REVUE DES DEUX MONDES.

— Voici l’heure et le lieu de nous produire tes fameuses tablettes du Bohême.

— Ce peuple, reprit L…, est une sorte de conte oriental qui n’a ni plan ni suite, et cependant continue toujours ; les Bohêmes sont les Bédouins de l’histoire du monde.

— Encore s’ils avaient ce qui constitue la nationalité des Juifs, un Dieu particulier, des lois, des mœurs quelconques : on pourrait admettre que cette race, dispersée de toute antiquité parmi les peuples, reste bohême comme l’autre est restée juive. Mais non, ils ne reconnaissent ni Dieu ni diable ; point de culte chez eux, point de mœurs ; en place de tout cela, un vagabondage éternel, sans but !

— Ce qu’il y a de certain, c’est que les historiens ne voient pas plus clair que nous dans l’existence exceptionnelle de ce peuple. Il faut renoncer à se l’expliquer. Nous sommes tous de braves chiens à la chaîne, nous ne comprenons rien à l’indépendance effrénée du loup.

— Ces ennemis nés de toute police, continua L…, ces bâtards de l’histoire du monde avec leur double origine indienne et égyptienne, ces vagabonds privilégiés, étrangers partout et partout chez eux, me paraissent n’être sur la terre que pour reproduire éternellement en petit le bizarre chaos de la migration des peuples, cette fièvre chaude de la nature.

— On dirait, reprit Melchior, une ame poétique universelle qui se transforme et reparaît partout dans l’épopée de l’histoire du monde.

— Oui vraiment, poursuivit Frédéric ; et quant à moi, je ne serais nullement étonné de voir à présent même l’Orient, le vieil Orient fantastique, se dresser au milieu de nous sous la forme de quelque Isis voilée, et nous aborder le sourire sur les lèvres comme des amis d’enfance.

En ce moment nous aperçûmes la jeune et gracieuse femme de notre ami L… qui venait à nous par la petite allée, tenant entre ses mains un pot de terre où s’épanouissait une fleur bleue, tout étrange, toute singulière. Arrivée à l’endroit où nous étions assis, elle salua Melchior d’un air charmant, et lui présentant le vase : — Voyez, dit-elle, quelle jolie merveille a produite cet oignon d’Égypte dont vous m’avez fait cadeau.

À ces paroles, Melchior se troubla : — C’est impossible ! s’écria-t-il ; c’est un badinage ! — La jeune femme le regardait avec étonnement ; lui cependant effleura du bout des doigts le calice de la fleur et se pencha dessus avec une émotion visible : — Vous dites vrai, un oignon égyptien, car il fut trouvé dans la main d’une momie.