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duisit à la lisière de son champ, puis nous fit traverser une prairie semée et bordée d’arbres et de gros blocs de rochers, et je ne vis plus du tout la mer, ce qui me fit croire que nous entrions dans la montagne, et que la malicieuse Périca se moquait de nous. Mais tout à coup elle ouvrit une petite barrière qui fermait le pré, et nous vîmes un sentier qui tournait autour d’une grosse roche en pain de sucre. Nous tournâmes avec le sentier, et, comme par enchantement, nous nous trouvâmes au-dessus de la mer, au-dessus de l’immensité, avec un autre rivage à une lieue de distance sous nos pieds.

Le premier effet de ce spectacle inattendu fut le vertige, et je commençai par m’asseoir. Peu à peu je me rassurai et m’enhardis jusqu’à descendre le sentier, quoiqu’il ne fût pas tracé pour des pas humains, mais bien pour des pieds de chèvre. Ce que je voyais était si beau, que pour le coup j’avais, non pas des bottes de sept lieues, mais des ailes d’hirondelle dans le cerveau ; et je me mis à tourner autour des grandes aiguilles calcaires qui se dressaient comme des géans de cinquante et quatre-vingts pieds de haut le long des parois de la côte, cherchant toujours à voir le fond d’une anse qui s’enfonçait sur ma droite dans les terres, et où les barques de pêcheurs paraissaient grosses comme des mouches. Tout à coup je ne vis plus rien devant moi et au-dessous de moi que la mer toute bleue. Le sentier avait été se promener je ne sais où : la Périca criait au-dessus de ma tête, et mes enfans, qui me suivaient à quatre pattes, se mirent à crier plus fort. Je me retournai et je vis ma fille toute en pleurs. Je revins sur mes pas pour l’interroger, et, quand j’eus fait un peu de réflexion, je m’aperçus que la terreur et le désespoir de ces enfans n’étaient pas mal fondés. Un pas de plus, et je fusse descendu beaucoup plus vite qu’il ne fallait, à moins que je n’eusse réussi à marcher à la renverse comme une mouche sur un plafond, car les rochers où je m’aventurais surplombaient le petit golfe, et la base de l’île était rongée profondément au-dessous.

Quand je vis le danger où j’avais entraîné mes enfans, j’eus une peur épouvantable, et je me dépêchai de remonter avec eux ; mais, quand je les eus mis en sûreté derrière un des pains de sucre, il me prit une nouvelle rage de revoir le fond de l’anse et le dessous de l’excavation. Je n’avais jamais rien vu de semblable à ce que je pressentais là, et mon imagination prenait le grand galop. Je descendis par un autre sentier, m’accrochant aux ronces et embrassant les aiguilles de pierre dont chacune marquait une nouvelle cascade du sentier. Enfin, je commençais à entrevoir la bouche immense de l’excavation où les