Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/755

Cette page a été validée par deux contributeurs.
747
MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

dire, la bonté de les renvoyer sans les ouvrir, c’eût été bien vite fini ; mais ces lettres provoquaient des émotions agréables et flatteuses pour son amour-propre. Il répondait à celles qui contenaient des louanges ou des encouragemens, et pour ce faible plaisir, il assassinait à petits coups l’ame la plus sensible qui fût sous le ciel. Par momens aussi Guibert était jaloux de l’admiration que Mlle de Lespinasse témoignait pour les gens de mérite. Il eût désiré qu’elle n’aimât et n’appréciât que son médiocre talent, afin de se persuader à lui-même qu’il était au-dessus des autres hommes. On l’accablait de flatteries, et il en demandait encore par des détours ingénieux qui prenaient l’accent de l’amour. Il dénigrait tout ce qu’elle osait louer afin de lui faire entendre que l’enthousiasme lui appartenait exclusivement ; mais il ne pouvait mener où il voulait cette imagination impressionnable. L’Orphée de Gluck, les vers de Roucher l’enlevaient durant quelques heures à son engouement pour Guibert, et celui-ci ne pardonnait pas ces écarts. Le souvenir de M. de Mora, qui revenait éternellement avec les épithètes les plus belles et les plus tendres, était importun par-dessus tout.

Un jour que M. Roucher vint lire chez Mlle de Lespinasse un chant du poème des Mois, Julie pleura plusieurs fois en l’écoutant, et le soir à minuit elle écrivit à M. de Guibert :

« Mon Dieu ! il faut chérir et adorer le talent qui semble vous donner une existence nouvelle. Oh ! non, je ne suis pas assez grande, assez forte, pour louer ce don du ciel ; mais il me reste assez de sensibilité et de passion pour en jouir avec transport… Mon ami, M. Roucher a aimé, et c’est l’amour qui l’a rendu sublime. Mais mon cœur se brise lorsque je viens à penser que cet homme rare connaît la misère, qu’il en souffre pour lui et dans ce qu’il aime… Je ne sais si c’est faiblesse, mais je viens de fondre en larmes en sentant l’impuissance où je suis de venir au secours de cet homme. Ah ! si mon sang pouvait se changer en or ! sa femme et lui connaîtraient le bonheur ce soir… Si M. de Mora vivait ! avec quel plaisir, avec quel transport il aurait satisfait mon cœur ! Oui, c’est avec des larmes de sang qu’il faut pleurer un tel ami…[1]. »

On comprendra combien ces expressions durent choquer M. de Guibert, qui était trop dissipé, trop ambitieux, pour donner son bien aux poètes, et qui portait envie à toute espèce de mérite et de talent.

  1. Correspondance de Mlle de Lespinasse.