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MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

— Quel homme êtes-vous donc, écrivait Julie à M. de Guibert, pour m’avoir un instant détournée de la plus charmante et de la plus parfaite de toutes les créatures ? Si vous le connaissiez, et vous le connaîtrez un jour, vous auriez peine à comprendre mon crime.

Guibert partit enfin pour l’Allemagne. C’était une occasion favorable pour triompher d’un amour que Julie abhorrait ; mais le pli était pris, et plus elle s’efforçait de rompre ses filets, plus elle s’y embarrassait. Dans ses premières lettres à Guibert, elle lui dit qu’il ne doit plus songer qu’à une amitié tendre et qu’elle retourne à M. de Mora, et puis elle n’a pas plus tôt écrit cela qu’elle se rétracte.

Là-dessus M. de Mora, s’étant rétabli, parle de son prochain retour. Mlle de Lespinasse s’en réjouit ; elle compte sur lui pour la tirer de l’abîme où elle est plongée. Elle veut tout dire, obtenir son pardon ou mourir. Elle craint seulement que cette nouvelle n’achève de détruire la santé chancelante du jeune marquis. Elle songe aux ménagemens à employer et se flatte de réussir. Les malheureux, dit-elle, ont la main légère ; ils craignent de blesser et sont avertis sans cesse par leur propre douleur. Elle ne cesse pas néanmoins d’écrire à Guibert, et s’inquiète lorsque le courrier de Berlin n’apporte pas de lettres. Au milieu de ces agitations, Mlle de Lespinasse reconnaît que l’amour de Guibert n’est que passager, qu’il se fait illusion s’il ne la trompe pas elle-même. Tout l’invite donc à une rupture, et elle n’en a pas la force ! Mora va bientôt arriver, il est en chemin, il a passé déjà les Pyrénées ; il écrit de chaque ville où il s’arrête, et Julie, de son côté, écrit lettre sur lettre à M. de Guibert. Elle l’entretient, il est vrai, du retour de son amant, mais il lui échappe encore mille protestations de tendresse. Il n’y aura peut-être jamais d’autre exemple d’un pareil délire.

Il est rare, quand il se trouve dans la vie de ces situations compliquées, qu’elles n’attirent pas la colère du ciel. La punition de Julie devait être aussi complète et aussi accablante que possible. M. de Mora fut arrêté à Bordeaux par une hémorragie des poumons qui le mit à la mort. Il conservait encore de l’espoir, comme il arrive dans les maladies de la poitrine, et il écrivait, au moment de rendre l’ame, ces mots, qui sont tout ce qu’on a retrouvé de lui : « Je vous ai donné bien des peines, mais j’ai encore en moi de quoi vous payer de tout le mal que je vous ai fait. »

Julie transcrivit cette phrase dans une de ses lettres à Guibert, où elle lui parle avec éloquence et enthousiasme des vertus de M. de Mora. Deux jours après elle n’a plus à lui annoncer que la mort de