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MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

qui sont vulgaires, ce sont les hommes. Chacun porte en soi sa fatalité, et si vous retranchez de la vie d’une personne la part qu’y ont eue son jugement, ses vertus et ses défauts, ce qui restera au hasard ne sera pas considérable. C’est à son esprit que Mlle de Lespinasse a dû son rang dans le monde ; on verra bientôt qu’elle dut aux passions ses plaisirs, ses souffrances et les secousses violentes qui l’ont tuée encore jeune.

III.

Un jour, en revenant de l’Académie, où il avait eu du succès en lisant un de ces éloges qui étaient alors en vogue, d’Alembert amena chez sa maîtresse le marquis de Mora, fils de M. de Fuentes, ambassadeur d’Espagne. Tout ce qu’on sait sur M. de Mora, c’est qu’il était très beau, qu’il avait l’air noble et beaucoup de sensibilité. Sa fortune était immense, et il la dépensait avec magnificence et générosité ; quelques galanteries l’avaient mis à la mode sans augmenter sa vanité. M. de Mora passa une heure auprès de Mlle de Lespinasse, à causer de littérature et de musique, et dès cette première entrevue il plut tellement, qu’il remarqua l’effet qu’il venait de produire ; il se sentit lui-même blessé au cœur. Le lendemain, les aveux furent échangés. Le troisième jour, Mlle de Lespinasse fut infidèle à d’Alembert. Ce brusque évènement ne causa ni effroi ni surprise dans l’ame de Julie, tant la passion était ardente et l’entraînement irrésistible. Elle entra un matin dans le cabinet de travail de d’Alembert, et lui conta sans détours ce qui arrivait.

— Vous avez le droit, ajouta Julie, de m’adresser des reproches je les écouterai avec patience ; mais l’amour ne me laisse pas le loisir de m’accuser moi-même. Je n’ai plus qu’un sentiment, qu’une pensée : être à M. de Mora. Tout ce que mon cœur peut faire encore, c’est de conserver pour vous une amitié à laquelle je ne pourrai pas donner beaucoup, à moins que je ne continue à demeurer ici. Réfléchissez et décidez. Voulez-vous que je reste auprès de vous, ou bien faut-il que je vous quitte ?

L’infortuné d’Alembert faillit s’évanouir à ce coup de foudre ; mais il appela aussitôt à son aide sa force d’ame et les secours de la philosophie ; les larmes s’arrêtèrent au bord de ses paupières.

— Puisque l’amour est plus fort que vous, dit-il, je me résigne sans hésiter ; soyez à M. de Mora. Je vous supplie pourtant de rester auprès de moi ; faites que votre amitié me soit douce et me console