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bon, d’une maison riche et noble, ayant eu un commerce criminel avec un gentilhomme de province, dissimula sa grossesse et accoucha en secret chez un marchand. L’enfant fut porté sur les registres de Saint-Paul de Lyon, comme fille légitime de Claude Lespinasse et de dame Julie Navarre. Cet évènement n’était un secret pour personne dans la ville, et n’en demeura un que pour le comte d’Albon. Comme les femmes peuvent rarement disposer de leurs biens, la comtesse n’assura que trois cents livres de rente à sa fille par un fidéi-commis. Le marchand garda l’enfant chez lui et l’éleva jusqu’à la mort du mari. À cette époque, la petite Julie, dont la gentillesse et le malheur intéressaient déjà quelques bonnes ames, rentra dans la maison de sa mère ; mais elle y resta dans une position inférieure à celle des autres enfans. Ceux-ci, jaloux de l’affection de la comtesse pour une étrangère, la traitèrent mal, et lui déclarèrent d’avance leur intention de la chasser quand ils seraient maîtres chez eux. Tantôt caressée par sa mère, et tantôt rudoyée par ses frères, la sensibilité de Julie s’exalta de bonne heure ; mais elle apprit à dissimuler ses souffrances, et à répondre aux mauvais traitemens par une patience pleine de fierté.

Un soir, il y eut un mouvement étrange et sinistre dans l’appartement de Mme d’Albon. Depuis plusieurs jours, Julie n’y avait pas pénétré. Une femme de chambre vint la chercher et la conduisit auprès du lit de sa mère. La comtesse n’avait plus qu’un instant à vivre. Elle révéla en peu de mots à la jeune fille le secret de sa naissance : elle lui remit une boîte contenant des papiers importans et la donation d’une rente, avec la clé d’un secrétaire où était une somme d’argent considérable, en l’autorisant à garder cette somme pour elle.

— Les autres, disait la comtesse, seront assez riches.

Mme d’Albon embrassa Julie en pleurant, se reprocha de s’être laissé surprendre par la mort sans avoir pourvu à l’établissement de sa fille, puis elle la renvoya en lui commandant d’avoir du courage, et de résister énergiquement aux oppresseurs. On ouvrit ensuite les portes à la famille et aux prêtres, qui s’emparèrent de la moribonde et ne la quittèrent plus. Elle rendit l’ame dans la nuit. Le lendemain, le premier soin de Julie fut de porter au fils aîné de la comtesse la clé qu’elle avait reçue.

— Je sais, lui dit-elle, que le secrétaire renferme une somme que madame la comtesse m’a autorisée verbalement à garder pour moi : mais comme je n’ai pas d’écrit de sa main, je n’ai pas voulu m’emparer de cet argent, qui ne m’appartient pas aux termes de la loi.