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grandit chaque jour. Il n’y a point d’autres banquiers à Karora-Reka que les capitalistes de la société biblique de Londres, et l’agiotage sur les terres ne compte pas de spéculateurs plus acharnés.

L’itinéraire que s’était tracé M. d’Urville se trouvait à peu près épuisé ; l’expédition touchait à sa fin. Avant de rentrer en France, le commandant voulut couronner sa navigation par un travail depuis long-temps attendu, et ajouter quelques délinéations précises à la carte du globe. Le tracé de la Louisiade, depuis d’Entrecasteaux, était demeuré incertain. En quittant la Nouvelle-Zélande, les corvettes allèrent reconnaître ces terres, et il fut constaté que la Louisiade adhère à la Nouvelle-Guinée, et n’en est séparée par aucun bras de mer. Une grande partie de la côte fut relevée ; puis, cette tâche accomplie, on entra dans le détroit de Torrès, la terreur des navigateurs. Il ne semble pas que, depuis Cook, cette syrte hérissée de récifs ait été l’objet d’aucune reconnaissance digne de ce nom. L’Astrolabe et la Zélée ne tinrent pas compte du danger à courir ; elles ne virent que le service à rendre. Ce dévouement faillit leur coûter cher.

La première station dans le détroit eut lieu devant l’île d’Aroub-Dornely. Une embarcation se rendit au rivage, où l’on trouva des naturels, qui tiennent le milieu entre les Papous et les Australiens, doux, mais défians, nus, misérables et vivant de coquillages. Le jour suivant, on remit à la voile pour atteindre un espace libre qui, suivant les cartes, doit former canal entre les brisans de l’île Tonda et ceux de l’île Tehegne. On croyait être dans la bonne voie quand tout à coup la sonde à bord de l’Astrolabe annonça trois brasses d’eau. Il n’y avait pas un moment à perdre, on était sur l’écueil. L’ancre fut jetée, mais elle touchait à peine le fond que le navire talonna. La Zélée venait d’échouer aussi ; elle signala qu’elle était en danger de se perdre. Ainsi, les deux corvettes étaient compromises à la fois de la manière la plus grave. La marée qui baissait empira encore la situation : laissés presque à sec, les navires se couchèrent sur le flanc. On pouvait craindre à chaque minute de les voir s’entr’ouvrir ou chavirer. La Zélée, plus voisine des brisans, était plus exposée ; sa mâture, violemment secouée, menaçait de se rompre. Roulant sur les coraux qui déchirèrent ses bordages, l’Astrolabe avait gagné un demi-mille, et, assis sur la limite même du récif, le bâtiment comptait, à la mer basse, quatre pieds d’eau d’un côté et quatorze de l’autre. Quand le reflux fut arrivé à son dernier point, il s’inclina jusqu’à 38°.

Le commandant vit d’un coup d’œil tout le péril de la situation.