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s’entrechoquent dans le bruit et la dissonance. À tout prendre, la place de Mlle Falcon est la seule qui n’ait jamais été occupée ; le provisoire ne peut pourtant pas durer toujours, et si nul prodige ne nous vient du Conservatoire il est temps que nous regardions vers l’Italie ou l’Allemagne. J’espère qu’on n’ira pas faire d’un point d’orgue ou d’un trille une question de nationalité ; et nous qui avons la prétention, assez fondée d’ailleurs, d’absorber et de régénérer toutes les gloires dans notre sein, qui faisons de Gluck un citoyen français, et de Rossini un Parisien du boulevard, nous serions mal venus à répudier une cantatrice, tout simplement parce qu’elle porte un nom milanais ou viennois. Or, voici maintenant que les choses semblent s’arranger à souhait pour que l’Opéra remonte enfin au rang qui lui convient ; voici qu’une cantatrice éminente, la plus grande renommée en Allemagne depuis la Sontag, une cantatrice que Meyerbeer recommande, et pour laquelle il vient d’écrire le rôle tout entier de sa partition nouvelle, Mlle Loewe, nous arrive. On pense peut-être qu’en pareille circonstance toutes les difficultés vont s’aplanir, et que cette administration, si inhabile qu’elle puisse être à faire naître l’occasion du succès, saura du moins la saisir aux cheveux lorsqu’elle se présentera d’elle-même. Pas du tout ; au lieu de regarder l’évènement comme une bonne fortune, on s’étudie à l’éluder ; les portes, au lieu de s’ouvrir à deux battans, s’entr’ouvrent à peine, on parlemente, on négocie, on propose d’inadmissibles conditions ; et pour pouvoir, sous le règne de la médiocrité se retrancher derrière le nombre, pour pouvoir, à défaut du talent, alléguer la quantité, on multiplie les engagemens subalternes. Ah ! Meyerbeer, vous voulez Mlle Loewe ! fort bien, vous aurez Mme Nathan, cette cantatrice de marbre que le public a déjà refusé une fois d’adopter, et qu’on rappelle sans doute parce qu’elle se sera formée depuis à l’illustre école de Bruxelles ! Vous voulez Loewe ! vous aurez Mlle Heinefetter, qu’on vient d’engager pour trois ans, ceci soit dit sans porter atteinte à l’honneur des débuts de Mlle Heinefetter, qui possède une voix magnifique, pleine de fraîcheur, de charme et de vibration, mais qui sent très bien, quel que soit d’ailleurs l’éclat incontestable et légitime de ses premiers pas dans la carrière, qu’elle a trop de choses encore à gagner du côté de la vocalisation et de l’intelligence dramatique pour oser prétendre de long-temps au premier emploi. En vérité, qui trompe-t-on ? Le public ? Mais il en est quitte pour ne pas venir, et laisser se consommer dans la solitude ces tristes représentations de la Favorite, ces représentations plus tristes encore (car il s’agit de chefs-d’œuvre) de Guillaume Tell et des Huguenots. Meyerbeer ? Y pense-t-on ; c’est se faire une bien singulière idée du caractère de l’auteur de Robert, que de s’imaginer qu’il ploiera jamais devant une question de ce genre, qui est tout simplement pour sa musique une question de vie ou de mort. Il y a dix ou quinze ans, lorsqu’il n’avait encore écrit pour nous que le Crociato (qui déjà signifiait bien quelque chose), que Meyerbeer se soumît à l’autorité d’une administration de théâtre, cela se conçoit ; il y a même, dans ces démarches opiniâtres, dans cette rude et volontaire initiation à la gloire chez un homme que sa fortune met au-dessus des besoins de la vie, une