Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/582

Cette page a été validée par deux contributeurs.
574
REVUE DES DEUX MONDES.

saïsme de notre public. Nous avons eu des Fleurs des Champs, des Fleurs des Savanes, des Fleurs de l’Ame, des Premières Fleurs, des Fleurs du Matin, des Fleurs du Soir, des Bluets, des Églantines, etc. À voir la physionomie sombre et rechignée de notre époque, se douterait-on qu’elle possède tant d’imaginations fleuries ? Il est fort rare que des syllabes comptées, soudées par des rimes et disposées d’une certaine façon, daignent s’appeler, comme anciennement, odes, sonnets, strophes, ou simplement poésies. Cela s’appelle aujourd’hui Grains de sable ou Gouttes de rosée ; le nom n’y fait rien, pourvu qu’on soit prévenu. La carrière poétique est devenue un terrain neutre, où tous les ages et tous les rangs se rencontrent ; la versification du collége se marie à la voix tremblottante de la vieillesse : à côté des auteurs qui font sonner leurs titres de comtes ou de marquis, vous en voyez d’autres qui affichent leur qualification de menuisiers ou de tisserands. Hélas ! combien de veilles stériles, d’ambitions déçues, de sacrifices sans récompense dans ce travail poétique d’une seule année ! Ne dirait-on pas que quelques poètes ont eu la franchise d’en convenir en intitulant leurs recueils : Heures d’insomnie, Nuits rêveuses, Inania, etc. ? Il est pénible de penser qu’il y a sans doute dans ce pêle-mêle du talent enfoui, de l’ardeur étouffée ; il y a peut-être quelque germe précieux auquel il ne manque, pour éclore et fleurir, que le rayon d’un regard sympathique, que le souffle échauffant d’une parole bienveillante. C’est là un malheur, mais qu’y faire ? Qui voudrait se condamner à lire, dans une seule année, cinquante volumes de poésie, car 1840 n’en a pas produit moins, sans compter les innombrables pièces détachées ? Et d’ailleurs, ces volumes, où sont-ils ? Qui les a vus ? Qui soupçonnerait leur existence, s’ils n’étaient pas officiellement inscrits dans le Journal de la Librairie ? La critique, même la plus dévouée, ne peut pas aller au-devant de tous ceux qui entrent dans la lice : elle réserve naturellement son attention pour les lutteurs déjà applaudis ou pour ceux qui se présentent sous les plus favorables auspices. Les Rayons et les Ombres, le Retour de l’Empereur, ont fait grand bruit, comme tout ce que donne M. Victor Hugo. On a remarqué Provence, par M. Adolphe Dumas, Béatrice, poème par M. Saint-Rémi Taillandier, et sans doute on ne tardera pas à s’occuper du poème mystique que M. Alexandre Soumet vient de publier sous le titre de la Divine Épopée.

La peinture du monde, la traduction des sentimens humains, exigent un mérite achevé. Le poète incomplet, le romancier médiocre, n’est dans la société qu’une excroissance incommode. Au contraire, avec une dose raisonnable d’intelligence, avec une honnête instruction et une certaine aptitude au travail, on peut, sinon briller, au moins se rendre utile et faire assez bonne figure dans une spécialité scientifique. Il ne faut peut-être pas chercher ailleurs que dans cette observation la cause du remarquable déplacement qui s’opère dans la littérature au profit des études positives, de la philosophie, de la science administrative, de l’érudition historique. En ces genres divers, il y a eu, en 1840, quelques-uns de ces ouvrages qui font date ; par exemple, en philosophie, trois expositions dogmatiques qui, de quelque point de vue qu’on