Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/581

Cette page a été validée par deux contributeurs.
573
REVUE LITTÉRAIRE.

plus de deux jours pour l’enfantement d’un in-octavo. Le nombre des volumes publiés ne s’élève pas au-delà de cent soixante-quinze. Il est vrai que ce chiffre indique seulement la production de la librairie ; pour plus d’exactitude, il faudrait encore évaluer les innombrables romans émiettés en feuilletons. Est-il nécessaire de dire que les neuf dixièmes de ces compositions s’adressent à cette clientelle affamée des cabinets de lecture, qui absorbe sans déguster tout ce qui est papier imprimé ? Peu nous importe que la pâture accommodée pour les esprits grossiers soit plus ou moins abondante. Nous remarquerons seulement, et avec un regret sincère, que le roman destiné aux lecteurs qui conservent le respect d’eux-mêmes a été plus rare que jamais. Y a-t-il fatigue chez les hommes d’imagination, ou dédain capricieux, satiété momentanée de la part des gens du monde ? Il nous en coûte moins de nous en tenir à la seconde explication.

Nous ne croyons pas nous faire illusion en disant que la réussite la plus franche a été pour une œuvre que la Revue des Deux Mondes se félicite d’avoir obtenue de la plume trop discrète de M. Mérimée. Après Colomba, l’année dernière n’a pas eu, à notre connaissance, un succès éclatant à enregistrer. Elle a vécu sur une dizaine d’ouvrages, recommandables à des titres divers, et assez honnêtement accueillis. Nous serions entraînés trop loin si nous cédions au désir de les rappeler, en signalant les nuances variées de leurs mérites, et d’ailleurs nous craindrions que les oublis involontaires ne nous fussent reprochés comme des exclusions injustes. Il y a pourtant un grand fait à noter. M. de Balzac est détrôné ; il n’a plus le droit de s’intituler le plus fécond de nos romanciers. Son bagage de l’année dernière est des plus minces : six volumes seulement, en y comprenant même ce qu’il a repris dans l’inépuisable succession de M. de Saint-Aubin ! C’est une véritable abdication. Et pendant ce temps se dressait un rival, qui en douze mois, lançait au moins vingt-deux volumes ! Vous plaignez le téméraire qui ose risquer ainsi un volume par quinzaine, et vous tremblez de savoir son nom. Rassurez-vous. C’est un homme si merveilleusement organisé pour le drame, qu’il répand l’intérêt sur ses plus rapides ébauches : il est en frais de coloris pour rajeunir éternellement les Impressions effacées, et sa causerie est si entraînante, qu’on l’écoute encore lorsqu’il ne s’écoute plus lui-même. Pardonnez-lui donc les vingt-deux volumes de 1840. Il avait fait une gageure sans doute, et cette gageure, il l’a vertement gagnée. Mais il a un trop bon sentiment littéraire pour risquer à un pareil jeu une réputation des plus légitimes, et ce qui le prouve, c’est qu’il s’est ménagé le temps d’écrire une vive et attachante comédie, pendant de Mademoiselle de Belle-Isle, et qui, à ce titre, ne peut manquer d’être bien reçue par ce public d’élite qu’on ne trouve plus qu’au Théâtre-Français.

On entend dire assez souvent : Les poètes s’en vont en même temps que les rois ! C’est là encore un lieu commun dans lequel il y a du vrai, mais qu’il ne faudrait pourtant pas prendre à la lettre. On ferait une très respectable cohorte en rassemblant tous les poètes qui ont bravé, en 1840, le pro-