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Malgré tout notre désir de ne pas renouveler une discussion très grave il est vrai, mais que l’auteur n’a voulu qu’effleurer, il nous est impossible de ne pas exprimer l’embarras dont on est saisi quand on lit, dès la septième page du premier volume : « Placez-vous mentalement au milieu d’un nombre quelconque d’autres hommes, et faites-leur d’abord cette question : croyez-vous que j’existe et que vous existiez ? » Ne semble-t-il pas que M. Lamennais abandonne tout à coup son système ? Placez-vous mentalement ; ces hommes que je vais consulter n’existent donc pas : c’est moi que je consulterai sous leur nom, et le moyen que ces hommes me répondent autre chose que les opinions que je leur prêterai ? Comment ? si je feins que ces hommes me répondent des choses absurdes, absurdes à mes propres yeux, je vais désormais croire cette absurdité sur la foi de cette majorité de mon invention ? J’entends bien que je dois leur faire dire ce qu’il me semble que des hommes véritables diraient en leur place, mais des hommes de bon sens à coup sûr, et non des fous et des idiots ; et si je juge qu’ils sont de bon sens, c’est donc que je leur attribue des pensées qui me semblent raisonnables, c’est moi qui suis le seul juge, et votre tribunal n’est qu’un théâtre de marionnettes où ma raison seule a la parole. « Croyez-vous que j’existe ? » Que ce soit par la pensée ou autrement, qui fera jamais une telle question ? Je ne croirai que j’existe, dites-vous, que quand j’aurai trouvé pour cette opinion une majorité respectable ? Je croirai donc à ceux que je consulte avant de croire à moi-même ? Je croirai à leur voix que j’entends, je croirai que j’entends, et cela sans l’autorité de personne, lorsque je ne veux pas croire sans garans à ma propre existence et à l’existence de ceux qui me parlent ? Et si ces hommes à qui je demande : croyez-vous que j’existe et que vous existez ? me répondaient qu’ils n’en savent rien, aurais-je le droit de m’en étonner, moi qui, consulté par eux, leur ferais à n’en pas douter la même réponse ? M. Lamennais va jusqu’à supposer une négation formelle. « S’ils disent que non, ajoute-t-il, évidemment ils mentent, puisqu’ils répondent. » Il y a donc une évidence contre le témoignage unanime, une évidence supérieure à lui ? Vous ne connaissez leur réponse que par vos sens ; vous n’en concluez qu’ils existent que par votre raison ; leur témoignage que vous invoquiez est contre vous. Que pourrait-on dire de plus pour vous réfuter ?

M. Lamennais semble n’avoir pas assez remarqué que faire de la philosophie, discuter les bases de la connaissance humaine, c’est s’attribuer par cela même le droit de prendre un parti dans la dis-