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ces pyramides d’Égypte qui sont l’effrayant témoignage de l’esclavage des nations, ou ces dolmens sur lesquels le sang humain coulait par torrens pour satisfaire la soif inextinguible des divinités barbares. Mais vous autres artistes, vous ne considérez pour la plupart, dans les œuvres de l’homme, que la beauté ou la singularité de l’exécution, sans vous pénétrer de l’idée dont cette œuvre est la forme. Ainsi, votre intelligence adore souvent l’expression d’un sentiment que votre cœur repousserait, s’il en avait conscience. Voilà pourquoi vos propres œuvres manquent souvent de la vraie couleur de la vie, surtout lorsqu’au lieu d’exprimer celle qui circule dans les veines de l’humanité agissante, vous vous efforcez froidement d’interpréter celle des morts que vous ne voulez pas comprendre.

— Mon père, répondit le jeune homme, je comprends tes leçons et je ne les rejette pas absolument ; mais crois-tu donc que l’art puisse s’inspirer d’une telle philosophie ? Tu expliques, avec la raison de notre âge, ce qui fut conçu dans un poétique délire par l’ingénieuse superstition de nos pères. Si, au lieu des riantes divinités de la Grèce, nous mettions à nu les banales allégories cachées sous leurs formes voluptueuses ; si, au lieu de la divine madone des Florentins, nous peignions, comme les Hollandais, une robuste servante d’estaminet ; enfin, si nous faisions de Jésus, fils de Dieu, un philosophe naïf de l’école de Platon, au lieu de divinités, nous n’aurions plus que des hommes, de même qu’ici, au lieu d’un temple chrétien, nous n’avons plus sous les yeux qu’un monceau de pierres.

— Mon fils, reprit le moine ; si les Florentins ont donné des traits divins à la Vierge, c’est parce qu’ils y croyaient encore ; et si les Hollandais lui ont donné des traits vulgaires, c’est parce qu’ils n’y croyaient déjà plus. Et vous vous flattez aujourd’hui de peindre des sujets sacrés, vous qui ne croyez qu’à l’art, c’est-à-dire à vous-mêmes ! vous ne réussirez jamais. N’essayez donc de retracer que ce qui est palpable et vivant pour vous. Si j’avais été peintre, moi, j’aurais fait un beau tableau consacré à retracer le jour de ma délivrance ; j’aurais représenté des hommes hardis et robustes, le marteau dans une main et le flambeau dans l’autre, pénétrant dans ces limbes de l’inquisition que je viens de te montrer, et relevant de la dalle fétide des spectres à l’œil terne, au sourire effaré. On aurait vu, en guise d’auréole, au-dessus de toutes ces têtes, la lumière des cieux tombant sur elles par la fente des voûtes brisées, et c’eût été un sujet aussi beau, aussi approprié à mon temps que le jugement dernier de Michel-Ange le fut au sien ; car ces hommes du peuple, qui te semblent si