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— J’ignore, bon religieux, en quoi notre vie peut être telle que tu te la représentes. Nous autres artistes, nous ne nous occupons point des faits politiques, et les questions sociales nous intéressent encore moins. Nous chercherions en vain la poésie dans ce qui se passe autour de nous. Les arts languissent, l’inspiration est étouffée, le mauvais goût triomphe, la vie matérielle absorbe les hommes ; et si nous n’avions pas le culte du passé et les monumens des siècles de foi pour nous retremper, nous perdrions entièrement le feu sacré que nous gardons à grand’peine.

— On m’avait dit pourtant que jamais le génie humain n’avait porté aussi loin que dans vos contrées la science du bonheur, les merveilles de l’industrie, les bienfaits de la liberté. On m’avait donc trompé ?

— Si on t’a dit, mon père, qu’en aucun temps on n’avait puisé dans les richesses matérielles un si grand luxe, un tel bien-être, et, dans la ruine de l’ancienne société, une si effrayante diversité de goûts, d’opinions et de croyances, on t’a dit la vérité. Mais si on ne t’a pas dit que toutes ces choses, au lieu de nous rendre heureux, nous ont avilis et dégradés, on ne t’a pas dit toute la vérité.

— D’où peut donc venir un résultat si étrange ? Toutes les sources du bonheur se sont empoisonnées sur vos lèvres, et ce qui fait l’homme grand, juste et bon, le bien-être et la liberté, vous a fait petits et misérables ? Explique-moi ce prodige !

— Mon père, est-ce à moi de te rappeler que l’homme ne vit pas seulement de pain ? Si nous avons perdu la foi, tout ce que nous avons acquis d’ailleurs n’a pu profiter à nos ames.

— Explique-moi encore, mon fils, comment vous avez perdu la foi, alors que, les persécutions religieuses cessant chez vous, vous avez pu élargir vos ames, et lever vos yeux vers la lumière divine ? C’était le moment de croire, puisque c’était le moment de savoir. Et à ce moment-là, vous avez douté ? Quel nuage a donc passé sur vos têtes ?

— Le nuage de la faiblesse et de la misère humaines. L’examen n’est-il pas incompatible avec la foi, mon père ?

— C’est comme si tu demandais, ô jeune homme, si la foi est compatible avec la vérité. Tu ne crois donc à rien, mon fils ? ou bien, tu crois au mensonge ?

— Hélas ! moi, je ne crois qu’à l’art. Mais n’est-ce pas assez pour donner à l’ame une force, une confiance et des joies sublimes ?

— Je l’ignorais, mon fils, et je ne le comprends pas. Il y a donc