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UN HIVER AU MIDI DE L’EUROPE.

une grande ligne à suivre qui est la même pour tous les peuples et à laquelle se rattachent tous les fils de leur histoire particulière. Cette ligne, c’est le sentiment et l’action perpétuelle de l’idéal, ou, si l’on veut, de la perfectibilité, que les hommes ont porté en eux-mêmes, soit à l’état d’instinct aveugle, soit à l’état de théorie lumineuse. Les hommes vraiment éminens l’ont tous ressenti et pratiqué plus ou moins à leur manière, et les plus hardis, ceux qui en ont eu la plus lucide révélation, et qui ont frappé les plus grands coups dans le présent pour hâter le développement de l’avenir, sont ceux que les contemporains ont presque toujours le plus mal jugés. On les a flétris et condamnés sans les connaître, et ce n’est qu’en recueillant le fruit de leur travail qu’on les a replacés sur le piédestal d’où quelques déceptions passagères, quelques revers incompris les avaient fait descendre. Combien de noms fameux dans notre révolution ont été tardivement et timidement réhabilités ! et combien leur mission et leur œuvre sont encore mal comprises et mal développées ! En Espagne, M. Mendizabal a été un des ministres les plus sévèrement jugés, parce qu’il a été le plus courageux, le seul courageux peut-être ; et l’acte qui marque sa courte puissance d’un souvenir ineffaçable, la destruction radicale des couvens, lui a été si durement reproché, que j’éprouve le besoin de protester ici en faveur de cette audacieuse résolution et de l’enivrement avec lequel le peuple espagnol l’adopta et la mit en pratique. Du moins c’est le sentiment dont mon ame fut remplie soudainement à la vue de ces ruines que le temps n’a pas encore noircies, et qui, elles aussi, semblent protester contre le passé et proclamer le réveil de la vérité chez le peuple. Je ne crois pas avoir perdu le goût et le respect des arts, je ne sens pas en moi des instincts de vengeance et de barbarie, enfin je ne suis pas de ceux qui disent que le culte du beau est inutile, et qu’il faut dégrader les monumens pour en faire des usines ; mais un couvent de l’inquisition rasé par le bras populaire est une page de l’histoire tout aussi grande, tout aussi instructive, tout aussi émouvante qu’un aqueduc romain ou un amphithéâtre. Une administration gouvernementale qui ordonnerait de sang-froid la destruction d’un temple, pour quelque raison d’utilité mesquine ou d’économie ridicule, ferait un acte grossier et coupable ; mais un chef politique qui, dans un jour décisif et périlleux, sacrifie l’art et la science à des biens plus précieux, la raison, la justice, la liberté religieuse, et un peuple qui, malgré ses instincts pieux, son amour pour la pompe catholique et son respect pour ses moines, trouve assez de cœur et de bras