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THÉATRE ESPAGNOL.

des montagnes. Le roi, dont les récits du vieux comte ont adroitement piqué la curiosité, veut absolument connaître Garcia. Il donne ordre qu’on prépare une chasse aux environs de Tolède : feignant de s’être égaré dans la forêt, il ira avec deux ou trois de ses courtisans demander l’hospitalité au Castañar, et sans se faire connaître autrement que comme un des officiers de la suite du roi, il jugera par lui-même de l’exactitude des informations qu’on vient de lui donner.

C’est précisément ce que désirait le comte d’Orgaz. Pour mieux assurer l’effet de son bienveillant artifice, il se hâte de faire prévenir Garcia de la visite qu’il va recevoir, et à laquelle il ne doit pas paraître préparé. Garcia, n’ayant jamais vu le roi, pourrait ne pas le distinguer au milieu des courtisans dont il sera accompagné ; le comte d’Orgaz le lui désigne comme celui qui sera décoré d’une écharpe ou plutôt d’un grand cordon rouge. Remarquons que cette circonstance qui, ainsi qu’on le verra bientôt, doit avoir une influence décisive sur toute l’action, n’est pas un anachronisme, comme on pourrait le supposer. Alfonse XI avait précisément établi un ordre de chevalerie dont un cordon rouge constituait tout à la fois le nom et la décoration.

À peine Garcia a-t-il reçu la lettre du comte, que quatre inconnus viennent lui demander l’hospitalité. Ils s’annoncent à lui comme des gentilshommes de la maison royale que l’entraînement de la chasse a conduits jusqu’auprès de sa demeure et qui désirent s’y reposer en attendant la fraîcheur du soir. Garcia, apercevant sur l’un d’eux l’écharpe rouge que le comte lui a indiquée, le prend naturellement pour le roi ; il se trouve qu’Alfonse, sans doute pour éviter d’être reconnu, ne s’est pas revêtu de cet insigne, tandis qu’un de ses courtisans, don Mendo, à qui il vient d’en faire don, s’est empressé de s’en décorer.

C’est une scène très remarquable et justement célèbre que celle dans laquelle le roi, s’entretenant avec Garcia qui voit en lui un simple gentilhomme, s’attache, par des questions adroites, à pénétrer le caractère et les dispositions de l’homme dont le comte d’Orgaz lui a fait un éloge si complet. Il lui témoigne son admiration des dons généreux par lesquels il a offert de contribuer à la guerre d’Andalousie ; il lui affirme que le roi, profondément touché de ces témoignages de dévouement, veut l’appeler à sa cour et lui donner auprès de sa personne la plus brillante position. Garcia, repoussant une pareille idée, s’écrie qu’il préfère de beaucoup à tout l’éclat des faveurs royales les loisirs et les libertés de la vie champêtre. Le tableau qu’il en trace est un de ces morceaux que savent par cœur tous les amateurs de la poésie espagnole. Il est plein de traits heureux et pittoresques. J’ose à peine dire que j’y trouve pourtant une certaine afféterie, une minutieuse affectation de naïveté qui, dépouillées du prestige de la poésie, ne seraient plus tolérables dans une traduction. Ce qui suit est bien mieux fait pour en supporter l’épreuve.