Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/412

Cette page a été validée par deux contributeurs.
408
REVUE DES DEUX MONDES.


Le Roi. — Comment avez-vous eu cette audace ?

Crespo. — Votre majesté n’a-t-elle pas dit que le procès était régulièrement fait ?

Le Roi. — Le tribunal compétent n’était-il pas là pour y donner suite ?

Crespo. — Sire, toute votre justice n’est qu’un seul corps avec plusieurs mains. Qu’importe, lorsqu’un homme doit être frappé par elle, qu’il le soit par une de ces mains, au lieu de l’être par l’autre ? Qu’importe une erreur dans la forme, lorsqu’on a raison au fond ?

Le Roi. — Mais le capitaine était gentilhomme ; pourquoi ne l’avoir pas fait décapiter ?

Crespo. — Les gentilshommes de ce pays se conduisent de telle sorte que le bourreau n’a jamais eu occasion d’apprendre à couper les têtes…

Le Roi. — Don Lope, la chose est faite, le capitaine méritait la mort, on ne peut le nier ; il n’y a donc à blâmer que la forme, et cela importe peu. Faites partir à l’instant toutes les troupes, il faut qu’elles arrivent promptement en Portugal… Pour vous, je vous crée alcade perpétuel de Zalamea.

Don Lope. — Rendez grace au ciel de ce que sa majesté est arrivée si à propos.

Crespo. — Quand elle ne serait pas arrivée, tout était déjà fini.

Don Lope. — N’eût-il pas mieux valu venir me trouver, me remettre le prisonnier et chercher avec moi les moyens de sauver l’honneur de votre fille ?

Crespo. — Ma fille entrera dans un couvent, elle y trouvera un époux qui ne s’inquiète pas de la qualité.

Don Lope. — Rendez-moi les autres prisonniers ?

Crespo. — Les voici.

Don Lope. — Je ne vois pas votre fils ; c’est un de mes soldats, il ne doit pas rester en prison.

Crespo. — Je veux le punir, monseigneur, pour avoir eu l’audace de blesser son capitaine. Il avait, il est vrai, à venger son honneur, mais il devait s’y prendre autrement.

Don Lope. — Il suffit, Crespo, faites-le venir.


Ce qui est surtout remarquable dans ce dénouement si terrible et si original tout à la fois, c’est que le moyen auquel Crespo a recours pour venger son honneur, tout irrégulier, tout cruel qu’il est en effet, n’a rien qui nous révolte : l’outrage est tellement sanglant, le châtiment si juste en lui-même, il est si vraisemblable que de toute autre façon le coupable y aurait échappé ; enfin, Crespo met dans sa conduite tant de fermeté, de courage, nous dirons même tant de modération et de prudence aussi long-temps qu’il entrevoit la possibilité d’obtenir une réparation non sanglante, qu’il est impossible de lui refuser une entière sympathie et de ne pas applaudir à une vengeance qui a tous les caractères de la justice. À cet égard, nos impressions sont encore, malgré la différence des idées et l’adoucissement des mœurs, ce qu’étaient celles de Calderon et de ses contemporains, et la manière dont le rustique héros de ce