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main, frapper l’imagination des habitans du pays par un exploit éclatant et rapide, s’emparer de la ville de Buénos-Ayres, et de là, mais sans insulter à l’orgueil national, car on ne cherche jamais impunément à avilir une nation, dicter ses conditions et se retirer sans laisser d’autre trace de l’occupation des troupes françaises qu’un glorieux souvenir. C’est dans cette pensée qu’il accepta la mission qu’on lui offrait et se contenta des forces que le ministère mettait à sa disposition. Ces forces consistaient en trente-six navires de guerre de toutes dimensions, frégates, corvettes, bricks, gabares, goëlettes, bateaux à vapeur et canonnières ; il y avait cinq cents hommes d’infanterie de marine, une batterie d’artillerie et cent hommes de cette arme, cinquante mineurs ; enfin, tous ces corps réunis aux marins de la division constituaient un effectif de près de six mille hommes.

Ce fut une grave question pour la France que celle de décider si cette force était réellement suffisante. Outre l’appréciation des circonstances nouvelles du pays et des hommes, on eut encore pour se guider l’étude des expéditions anglaises faites contre Buénos-Ayres au commencement du siècle. Ces faits historiques jettent trop de lumières sur l’ensemble même de l’affaire qui nous occupe pour que nous n’en présentions pas ici un résumé très succinct.

Dans les années 1805 et 1807, les Anglais firent deux tentatives pour s’emparer de Buénos-Ayres. Le pays était alors occupé par les Espagnols. La première expédition ne fut réellement qu’une surprise. Quinze cents hommes, sous les ordres du général Beresford, furent jetés à terre par le commodore sir Home Popham, à quelques lieues dans le sud de la ville, à la pointe de Quilmes ; ils débarquèrent sans opposition, pénétrèrent dans la ville, s’emparèrent du fort qui domine la plage et restèrent là. L’étonnement avait paralysé toute résistance. Pendant quelques jours, ils demeurèrent maîtres de cette capitale et de richesses vraiment colossales. Les premiers rapports qui arrivèrent en Angleterre sur ce succès inoui allumèrent des espérances délirantes et provoquèrent les plus folles spéculations. C’était alors l’époque du blocus continental. La Grande-Bretagne regorgeait de marchandises, l’industrie et le commerce étaient dans un état de pléthore ; le gouvernement crut leur offrir un soulagement dans la conquête de la province de Buénos-Ayres. Par là on ouvrait tout à coup un nouveau marché aux produits manufacturés du royaume-uni, l’esprit d’entreprise de ses marchands se livrait à son essor naturel ; ses marins, ses navires trouvaient de l’emploi, car sans doute ces vastes contrées, arrachées au despotisme et à la barbarie, et appelées à jouir tout à coup de la civilisation de l’Europe, allaient s’empresser de demander des objets de luxe. Le désir d’obtenir ce résultat était si vif, qu’on se fit volontiers illusion sur la possibilité du succès ; on n’écouta que ce qui flattait les espérances. « Toutes les sympathies populaires nous appellent, disait-on : depuis long-temps l’Angleterre fait un grand commerce illicite avec l’Amérique du Sud ; ses marchandises y sont recherchées avec avidité. Le pays est mûr pour une révolution, car les entraves de l’Espagne lui sont odieuses ; pour déterminer le peuple à se soulever, il suffit de lui offrir un point d’appui. Que les Anglais se présentent, qu’ils se