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AFFAIRES DE BUÉNOS-AYRES.

manquait de vivres pour tant de monde. Se jeter dans la province de Santa-Fé, et tenter le grand acte de la guerre, le soulèvement de toutes les provinces ? Hélas ! cette proposition lui donnait le vertige : une expédition de quelques centaines d’hommes qu’il avait envoyés en avant (le 26 mars) pour éprouver les dispositions des habitans, avait reçu un accueil qui le faisait frémir. On avait soulevé contre lui jusqu’aux Indiens sauvages, et le dernier représentant d’une malheureuse famille dont nous retracerons plus tard la fin lamentable, le colonel don Francisco Reyna-Fé, ses compagnons et leur chef, don Mariano Vera, avaient pavé leur tentative du dernier supplice. Il désespéra un instant de sa cause. Il ne vit plus d’autre ressource que de s’abandonner au courant du fleuve et de se laisser dériver jusqu’à l’île de Martin-Garcia, où il trouverait du moins un asile pour lui et les siens sous la protection du drapeau de la France. Une ombre d’espérance, mais bien vague, flottait dans son esprit : si, pendant le trajet, il pouvait s’emparer, sur les rives du Parana, d’un nombre de chevaux assez considérable pour monter toute son armée, peut-être se relèverait-il encore ! Nos navires appareillèrent suivis d’un convoi, et emportèrent avec Lavalle et ses mille Argentins deux mille Correntinos, l’espoir de Ferré, qui poussa un long cri de désespoir quand il vit sa patrie dégarnie de défenseurs et exposée aux vengeances d’un ennemi dont les coups avaient porté le deuil un an auparavant dans toutes les familles de Corrientes. Il maudit Lavalle et l’accusa de perfidie.

Les soldats de Rosas attendaient nos navires du haut des batteries du Rosario ; toutes les pièces étaient chargées ; les mèches fumaient aux mains des canonniers. De ce côté du Parana, la berge acore et taillée à pic, quelquefois même surplombant les eaux, s’élève à quatre-vingts pieds de hauteur perpendiculaire au-dessus du niveau du fleuve. Les habitans appellent ces bords abrupts des barrancas. La barranca du Rosario est célèbre dans le pays, comme l’était, dans la Grèce antique, le fameux rocher de Leucate ; on fait des récits de sauts merveilleux exécutés à cette barranca par des gens désespérés. Les canons qu’on a placés sur la crête du Rosario dominent la passe de leurs feux plongeans : bien dirigés, ils eussent fait de terribles ravages dans l’armée qui défilait, si l’on n’eût découvert pour le convoi un passage abrité par une île. Nos navires de guerre seuls affrontèrent les boulets de l’ennemi ; ils passèrent en s’enveloppant de feu et de fumée et renvoyant à l’ennemi dix coups pour un. Notre perte fut insignifiante. Cependant, à bord du brick le Sylphe, on pleura la mort d’un jeune officier sorti de l’école polytechnique, l’enseigne de vaisseau Fabre, qui eut la colonne vertébrale et les reins brisés par un boulet : frappé à mort, et tombant en secouant son bras coupé du même coup, il criait pour dernier adieu à sa patrie : Vive la France !

La flottille arriva devant San-Pedro, où elle s’arrêta. Les vivres commençaient à manquer ; il était à craindre qu’on n’en eût pas assez pour aller jusqu’à Martin-Garcia. Nos officiers pressaient le général Lavalle de débarquer et de tenter la fortune dans la province même de Buénos-Ayres. Un parti d’une centaine