Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/323

Cette page a été validée par deux contributeurs.
319
AFFAIRES DE BUÉNOS-AYRES.

nemi écraser son allié. Une seule affaire décida du sort de Corrientes (le 31 mars, jour de Pâques) ; elle fut terrible : les plaines de Pago Largo en ont conservé la sanglante trace. Veron de Astrada, gouverneur de la province, fut défait à la tête de ses troupes, et les soldats de Rosas exercèrent sur lui des atrocités révoltantes. Il fut tué à coups de lance, puis écorché, dit-on, et sa peau coupée par lanières ; mais il faut se défier de ces détails de cruautés que publient les hommes intéressés à soulever des haines. Les deux partis s’accusent réciproquement d’actes qui font frémir l’humanité.

Quant à nous qui étions l’ame de la coalition, dès le 1er  janvier 1839, nous avions envoyé dans le Parana une flottille composée de cinq navires, la Bordelaise, l’Expéditive, la Vigilante, l’Éclair et la Forte ; nous avions même disloqué notre blocus pour faire réussir la nouvelle combinaison. Et en vérité, en présence du magnifique résultat dont on caressait l’espoir, qu’était-ce que le blocus ? Notre flottille avait pour mission de dominer sur le Parana, d’empêcher les troupes du général Rosas de passer ce fleuve, pour se rendre dans l’Entre-Rios : le premier but de la coalition une fois obtenu, tous les lieutenans de Rosas chassés de la rive gauche, nos amis triomphant dans la province de Corrientes, dans l’Uruguay et dans l’Entre-Rios, nos navires devaient porter les vainqueurs sur la rive opposée, et les escorter jusqu’à Buénos-Ayres, où nous partagerions leurs succès. Cette fois encore on mêla nos drapeaux aux drapeaux du général Rivera : trois petits navires de guerre orientaux se joignirent à notre flottille. Cette association ne pouvait que nous être nuisible. On recommandait à nos officiers de se montrer réservés dans leurs actes contre les Argentins ; mais les Orientaux avaient des haines à assouvir : sait-on jamais où l’on s’arrêtera quand on entre dans une telle voie ?

La flottille remonta le Parana sans que les troupes du général Rosas cherchassent à nous en défendre la navigation ; elle passa en branle-bas de combat, mèche allumée, sous les batteries du Rosario ; mais les canons de l’ennemi restèrent muets, et nos voiles et nos pavillons flottèrent en liberté sur le fleuve. Nos navires remontèrent jusqu’au port de la Bajada, nommé aussi la ville de Parana, capitale de l’Entre-Rios : l’ennemi ne nous fit aucune opposition ; cependant nous étions là pour seconder les efforts de l’armée combinée qui devait venir s’emparer de ce point et le prendre pour centre de ses opérations ultérieures ; mais cette armée ne parut pas.

N’insistons point sur cette première expédition du Parana, nos marins en revinrent comme ils y étaient allés. Pourtant nous aurions dû en tirer une leçon sévère et apprendre à connaître Rivera, Rivera, qui ne sait jamais refuser ce qu’on lui demande, ni tenir ce qu’il a promis ; facile ami, mais allié dangereux. Et cependant cette expérience fut perdue pour nous ; ni l’armée des Correntinos écrasée au Pago Largo, ni la mort de Veron de Astrada, dont on fit de si touchans récits, ni les embarras où nous jeta la dislocation de notre blocus, rien ne suffit à nous éclairer sur le danger de nous livrer à la foi de l’heureux gaucho.