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police et le procureur du roi à une répétition, pour les convaincre que l’on allait entendre au contraire le plus beau plaidoyer contre le duel, et pour écouter ces passages, qui laissent peu de doute sur l’opinion que l’ouvrage défend :

« Vous allez commettre un assassinat. — La confiance que l’agresseur a dans ses propres forces fait presque toujours sa témérité. — Préjugé funeste ! abus cruel du point d’honneur ! tu ne pouvais exister qu’au milieu d’une nation vaine et pleine d’elle-même, qu’au milieu d’un peuple dont chaque particulier compte sa personne pour tout, et sa patrie et sa famille pour rien. »

Le croirait-on ? malgré ces paroles, le sens entier de la pièce, le soupir qui la termine, la leçon sévère à la jeunesse trop ardente et trop brave, et enfin ce tableau vivant des douleurs que peut causer une bravade, la première représentation fut troublée par cette opinion que l’on jeta dans le public. Les bouffons et les diffamateurs du jour, des auteurs manqués réfugiés dans le pamphlet, que les amis de Sédaine désignent dans leur correspondance et dont les noms sont depuis long-temps perdus, je ne sais quels gens incapables et importuns dont parlent Grimm et Collé, qui avaient pour habitude de refaire en un tour de main les pièces de Voltaire, de Diderot et de Beaumarchais, furent les premiers à répandre que Sédaine avait écrit l’apologie du duel. Il faut peu de chose, vous le savez, pour accréditer ces interprétations perfides ; il suffit de quelques sots blessés par des portraits noirs de leur ressemblance, selon l’expression d’André Chénier, et offusqués de la vue d’un succès, pour se cramponner au premier argument qui leur est fourni ; le reste du troupeau de Panurge suit très volontiers et sans hésiter : Tous crians et bellans, dit Rabelais, en pareille intonation, la foule était à qui premier saulteroyt après leur compaignon. Chacun répétait : C’est l’apologie du duel, et s’étonnait cependant de sortir tout en larmes du désordre que l’ombre d’un duel avait jeté dans une belle famille. Pendant trois jours, il fut convenu que l’auteur avait fait une œuvre admirable, il fallait bien le confesser, mais qu’il avait commis une mauvaise action. « Vous voyez la calomnie se dresser, siffler, s’enfler… Qui diable y résisterait ? »

Qui ? Le beau et le vrai. Ils résistent, ils règnent, et en peu de jours, vous le savez vous-même, Beaumarchais. Les bruits injurieux s’éteignent, l’œuvre continue son cours et jette sa lueur avec une sérénité de soirs en soirs plus parfaite. Il y a soixante-et-quinze ans que nos pères et nous jouissons de cette douce lumière, nos